“La ferme des Bertrand”, un film documentaire de Gilles Perret

Film du documentariste Gilles Perret, La ferme des Bertrand porte sur une ferme laitière savoyarde, sur laquelle trois générations se sont succédé au cours des cinquante dernières années. Tourné en 2022, le film reprend des images issues d’un premier documentaire, Trois frères pour une vie, réalisé par Gilles Perret en 1999, et d’un autre diffusé en 1972 à la télévision. L’histoire de la ferme est racontée du seul point de vue des exploitants. C’est donc grâce à un habile travail de montage, mêlant des images filmées à 25 années d’intervalle, que le documentariste nous permet de saisir les évolutions de la ferme, de la vie de leurs exploitants et de leur travail.

La ferme a été reprise par trois frères – André, Jean et Joseph – au début des années 1960. Ils l’ont modernisée, agrandie et exploitée jusqu’à leur retraite en 1997. La ferme est alors reprise par leur neveu Patrick et sa femme Hélène. Son mari décédant brutalement à cinquante ans, Hélène exploite aujourd’hui la ferme avec son fils Marc et le gendre d’une de ses filles, Alex. Tout au long de la période, la ferme produit du lait pour le reblochon, à destination d’une importante coopérative. Le reblochon étant un fromage reconnu en AOC (appellation d’origine contrôlée), la vente du lait s’est toujours effectuée à un bon prix.

Le film raconte l’histoire d’une trajectoire ininterrompue de modernisation. Les images de 1972 montrent les trois frères en train construire leur nouveau bâtiment de stabulation. Le film de 1997 présente une ferme équipée d’un matériel sophistiqué, notamment pour récolter, stocker et distribuer le foin, indispensable à l’alimentation des bêtes en hiver. Le film de l’année 2022 célèbre l’arrivée d’un robot de traite, qui doit permettre à Marc et Alex d’exploiter seuls la ferme lorsqu’Hélène aura pris sa retraite.

Une grande partie du film porte sur la première génération, confrontée à la nécessité de se moderniser pour survivre. Ayant peu d’argent au départ, c’est grâce à de longues et dures journées de travail sur plus de trois décennies que les trois frères parviennent à moderniser et agrandir leur exploitation. La mécanisation doit permettre de rendre le travail moins pénible, mais il faut travailler beaucoup pour avoir les moyens de s’équiper.  « Le travail ne fait pas mourir », dit André, qui va pourtant perdre ses deux frères à un âge relativement jeune (à 70 ans environ) et son neveu à 50 ans d’une crise cardiaque. Les conditions de travail sont dures, non seulement en raison des travaux de force – on les voit casser des cailloux au burin pour couvrir le sol de leur stabulation en 1972 –,  mais aussi en raison de la répétition des gestes. « Je n’ai plus d’épaules ni de mains », dit Hélène. Et le travail ne s’arrête pas avec la retraite : Hélène s’apprête à la prendre, mais prévoit de continuer à aider son fils et son gendre. Quant à André, à plus de 90 ans, il s’occupe toujours du poulailler.

Célibataires toute leur vie, les trois frères ont investi l’essentiel de leurs revenus dans l’équipement de leur ferme et dans l’achat de nouvelles terres. Ce n’est qu’au moment de leur retraite qu’ils rénovent enfin leur habitation, dont Jean et Joseph, décédés peu après, n’ont guère profité. Même si leurs propos ne comportent pas d’amertume, deux des frères disent en 1997 qu’ils ne se destinaient pas initialement à ce métier : André a commencé à travailler à la ferme pour rendre service, et Jean se voyait plutôt faire un métier manuel en dehors de l’agriculture. Ils évoquent avec pudeur leur célibat : dans un moment d’exode rural, « quelle épouse aurait accepté cette vie ? », se demande Jean. En 1997, André reconnaît crûment que si la ferme a été « une réussite sur le plan économique », elle a aussi été « un échec sur le plan humain ». Les frères n’ont pratiquement jamais quitté leur village de Quincy, sauf Joseph qui a fait quelques saisons dans la restauration à Paris. Pour Jean et André, leur enrôlement dans la guerre d’Algérie a été leur seule « sortie » du village.

Le film montre peu de scènes au travail, et parle beaucoup des processus de transmission de l’exploitation. Le premier film de Gilles Bertrand a été réalisé au moment où les trois frères s’apprêtaient à prendre leur retraite, et le second au moment où Hélène va prendre la sienne. On entrevoit quelques-uns des mécanismes qui concourent à la reproduction sociale, économique et technique du monde paysan, un sujet cher à Patrick Champagne, auquel nous avons rendu hommage dans notre précédent billet : la socialisation très tôt au travail à la ferme (lorsqu’on voit les enfants assister à la première sortie des vaches au printemps, ou l’un d’eux, ravi, assis à côté de son père sur le tracteur lors de la montée en alpage), ou encore le sentiment, très ancré, selon lequel il faut faire au moins aussi bien que la génération précédente.  La présence des plus anciens sur la ferme rappelle cette obligation morale : comme le disent les trois frères en 1997, ça leur ferait mal au cœur de voir la ferme péricliter. Chaque génération s’inscrit ainsi dans la continuité du modèle technique et économique de la précédente. Lorsque Gilles Perret demande à André ce qu’il pense de tout nouveau robot de traite, ce dernier approuve cet investissement : « j’ai toujours regardé vers l’avant, jamais vers l’arrière ». Tout au plus relève-t-il, non sans regret, que les plus jeunes ne veulent plus travailler avec des outils manuels et ne jurent que par les machines.

C’est donc sur l’histoire d’une ferme s’inscrivant pleinement dans le modèle conventionnel que porte le film de Gilles Perret. Contre les « écolos », André justifie ainsi la mécanisation au nom de la réduction de la pénibilité du travail. Pourtant, si le film dit peu de choses sur les soins apportés aux bêtes – que deux des frères connaissaient chacune par leur nom en 1997 –, plusieurs séquences témoignent d’une attention à la nature et sa beauté, que l’on veut préserver pour pouvoir les transmettre à son tour. Environné de hautes montagnes, le cadre est en effet magnifique ! On voit ainsi que les exploitants ont conservé quelques arbres au milieu des prairies, autour desquels ils coupent le foin au moyen d’une débroussailleuse à main. Si l’exploitation a été très rationalisée, des gestes et certains rites – comme la présence de toute la famille au moment où les vaches font leur première sortie au printemps – témoignent que des formes plus anciennes du rapport à la nature et aux animaux se sont également transmises d’une génération à l’autre.

Nous avons tous les deux beaucoup aimé La ferme des Bertrand, même si, par déformation professionnelle, nous aurions aimé que certaines dimensions de la vie de cette ferme soient davantage approfondies. Tout d’abord, on sait finalement peu de choses sur le modèle économique de cette exploitation laitière, si ce n’est que le lait est livré à une coopérative. Mais qu’en est-il de la valorisation économique des veaux ? Et que représente le travail des épouses pour le budget de la famille ? Les deux filles de Patrick, les sœurs de Marc qui exploite actuellement la ferme, travaillent en effet “à l’extérieur”, comme on dit en agriculture, c’est-à-dire qu’elles ont une activité, probablement salariée, hors de l’exploitation. Cet apport économique est souvent décisif, même s’il n’est pas toujours bien reconnu.

Cette remarque permet de pointer un autre motif de frustration en voyant ce film : il laisse très largement les femmes dans l’ombre. Certes, on voit et on entend Hélène, qui va partir à la retraite, mais le film n’interroge que peu son travail et la part qu’elle a pu prendre dans la vie de la ferme. Son témoignage évoque le fait que les oncles de son mari trouvaient que ce n’était pas un travail pour une femme et qu’elle a finalement trouvé sa place dans le soin quotidien des bêtes et en particulier des veaux, ce qui lui laissait une relative autonomie, mais correspond aussi à l’idée répandue que les femmes sauraient mieux “prendre soin” des animaux nouveaux-nés. En revanche, on ne sait rien de la mère des trois oncles (alors qu’on voit leur père). Quant aux filles de Patrick, non seulement on ne sait pas quel est leur travail, mais on ne sait pas non plus si elles participent aujourd’hui à la vie de l’exploitation. Les travaux de certains de nos collègues, comme Christian Nicourt ou Nathalie Joly, ont montré que les femmes prennent souvent en charge les questions administratives et l’intégration des fermes dans les relations sociales locales, même quand elles travaillent comme salariées par ailleurs…  L’invisibilisation du travail des femmes en agricultrices a longtemps été un classique des enquêtes de sciences sociales. Après tout, pourquoi le cinéma y échapperait-il ? On ne peut cependant s’empêcher de le regretter.

Pour en savoir plus :

• Le site du distributeur (bande annonce, dossier de presse, matériel pédagogique) : ici.
• Un interview de Gilles Perret pour Radio Mont Blanc : ici.

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Les photographies reproduites en une et à l’intérieur du billet sont issues du site du distributeur du film.