Retour sur deux enquêtes de Patrick Champagne sur le monde paysan
Patrick Champagne nous a quittés le 9 décembre dernier. Chercheur en sociologie à l’INRA, où il avait été recruté en 1971, il est connu pour les travaux qu’il a conduits sur le monde paysan, puis sur la représentation politique et la fabrication de l'”opinion publique”. Ayant rejoint l’équipe de Pierre Bourdieu à l’École pratique des hautes études à la fin des années 1960, il y acquiert les cadres théoriques et méthodologiques à partir desquels il a choisi et défini ses objets de recherche, comme les stratégies de reproduction sociale de la paysannerie et leur crise dans les années 1970-1980. Après le décès de Pierre Bourdieu, en 2002, il s’est largement consacré à la valorisation de son œuvre, notamment à travers l’édition de ses cours au Collège de France.
Notre première rencontre avec Patrick Champagne remonte à nos études. En effet, depuis 1968, Patrick Champagne enseignait dans le cursus de science politique à l’Université Paris 1. Dans un de ses cours de DEA, Marc-Olivier s’est ouvert à de grands textes de la littérature sociologique, comme Les rites d’interaction d’Erving Goffman. Laure a suivi un cours mené à deux voix, avec le politiste Jacques Lagroye, où une grande place était accordée aux questions de méthode : Patrick Champagne avait consacré une séance au travail collectif de sélection des entretiens pour La misère du monde, paru quelques années plus tôt (1993), et soumis à la lecture collective son article “Les paysans à la plage” (1975). Après nos thèses, nous avons tous les deux, par des voies différentes, été recrutés comme sociologues à l’INRA. Parmi les collègues de notre laboratoire, alors situé à Ivry-sur-Seine, se trouvait… Patrick Champagne.
Une partie importante des articles que Patrick Champagne a écrits sur le monde paysan ont été regroupés dans un livre publié au Seuil en 2002, L’Héritage refusé. La crise de la reproduction sociale de la paysannerie française 1950-2000. Pour ce billet, nous souhaitions présenter des aspects moins connus de son travail de chercheur et pour cela, nous sommes allés consulter sa “boîte” dans les archives de l’INRAE. En effet, jusqu’en 2014, le centre de documentation d’Ivry-sur-Seine conservait les productions de chaque chercheur dans des boîtes d’archives. On y trouvait des reproductions d’articles, des rapports de recherche, ou encore des rapports d’activité. Avec d’autres archives autrefois entreposées à Ivry, ces boîtes ont été transférées au centre INRAE de Versailles, pour y être stockées dans un bâtiment désaffecté. Nous nous y sommes rendus au mois de janvier, en vue de consulter le “fonds Patrick Champagne”.
Cette visite nous permet de mettre en lumière deux facettes moins souvent mises en avant de son activité de chercheur : l’activité contractuelle, qui a été une constante tout au long de sa carrière, et la valorisation des résultats de ses recherches auprès d’un public non académique. En effet, parmi l’ensemble de documents conservés dans le fonds Patrick Champagne, deux nous ont plus particulièrement intéressés : une plaquette réalisée en 1986 pour l’Écomusée de la Bresse bourguignonne et un rapport de recherche remis en 1997 sur les administrateurs de coopératives agricoles. Ces documents sont issus de deux recherches sur contrat, financée l’une par le Conseil régional de Bourgogne et l’autre par la Confédération française de la coopération agricole. Le deuxième document nous a surpris, car nous pensions qu’à cette date, Patrick Champagne ne réalisait plus d’enquêtes sur l’agriculture…
Intitulée “D’une génération à l’autre. Succession et installation dans l’agriculture en Bresse” et comptant une cinquantaine de pages, la plaquette pour l’Écomusée présente les résultats d’une enquête sociologique de grande ampleur, qualitative et quantitative, ainsi que des photographies de Patrick Demarez, alors employé par le service photographique du Ministère de l’Agriculture. Ces photographies en noir et blanc ont été prises dans le cadre de l’enquête que Patrick Champagne a conduite avec Sylvain Maresca, également sociologue à l’INRA, sur la succession et l’installation en agriculture dans la Bresse Bourguignonne en 1984 et 19851. Elles ont été exposées dans divers lieux, dont l’Écomusée lui-même, le Ministère de l’Agriculture et le salon de l’agriculture. Elles présentent quatre familles de paysans qu’ont rencontrées les deux sociologues. On trouve aussi bien des portraits que des clichés de lieux et de situations de vie et de travail. Les photographies sont accompagnées d’extraits d’entretiens assez longs, ainsi que de textes rédigés par Patrick Champagne et Sylvain Maresca. L’un de ces textes présente les résultats d’une enquête menée auprès de huit-cents collégiens de la région, leur demandant notamment “d’indiquer la profession qu’ils rêvaient d’exercer, celles qu’ils pensaient adopter effectivement et de dire quels étaient aujourd’hui, selon eux, les avantages et les inconvénients du métier d’agriculteur”. Les photographies sont très belles et quelques-unes des lettres conservées dans les archives montre l’importance que Patrick Champagne accordait à cette exposition, qu’il évoque également dans ses rapports d’activité.
Pour sa part, le rapport de recherche intitulé “Enquête par entretiens auprès des administrateurs de coopératives agricoles”, présente les résultats d’une enquête menée auprès des administrateurs de onze coopératives avec la collaboration de deux jeunes sociologues, Christophe Gaubert et Bernard Lehman. Au milieu des années 1990, le commanditaire de la recherche souhaitait identifier les demandes de formation et d’information des administrateurs, en partant de leurs expériences et difficultés concrètes, dans un contexte marqué par des restructurations importantes des coopératives agricoles. Les entretiens ont été réalisés auprès de coopératives variées (petites ou grandes, anciennes ou récentes, spécialisées ou polyvalentes), dans toute la France. Leurs adhérents produisaient du lait, de la viande, du vin, des céréales, des betteraves à sucre ou des fruits et légumes. Le rapport comprend deux documents : l’un, d’une centaine de pages, présente la méthodologie et les résultats de la recherche ; l’autre, d’environ deux-cents pages, comprend une large sélection des entretiens réalisés, précédés pour certains de notes de contexte. Un article issu de ce rapport a été publié en 1998 sous le titre “Les administrateurs de coopératives agricoles sont-ils indispensables ?” dans la Revue des études coopératives mutualistes associatives (n° 269, p. 32-45).
On retrouve dans ces deux documents des thèmes qui ont parcouru un grande partie des travaux que Patrick Champagne a consacrés au monde paysan.
Le premier thème concerne les relations entre agriculteurs de générations différentes, qui est le fil conducteur de tout son travail sur l’agriculture et que l’on retrouve dans la plaquette de l’écomusée. On voit que l’enquête sociologique l’aborde en interrogeant des agriculteurs à la retraite, d’autres proches de l’être, certains qui sont sur le point de reprendre une exploitation ou qui viennent de le faire et enfin des collégiens qui pourraient avoir ou non ce projet. Dans le cas de la recherche sur les coopératives, de même, l’un des enjeux centraux est la transmission de la structure coopérative, avec de jeunes coopérateurs qui ont des attentes souvent différentes de celles de leurs ainés, plus proches du modèle de l’entreprise privée et qui ne souhaitent pas forcément s’embêter avec un fonctionnement coopératif lourd, qui suppose beaucoup de négociations et de discussion entre des membres n’ayant pas tous les mêmes intérêts. Dans un cas comme dans l’autre, il en ressort que tous les héritages ne sont pas bons à prendre du point de vue des jeunes agriculteurs et/ou coopérateurs, en raison de l’évolution du contexte économique qui s’impose à eux.
Les deux documents abordent également la question du décloisonnement du monde agricole, de plus en plus perméable à l’influence exercée par d’autres univers sociaux. La plaquette sur les paysans de la Bresse bourguignonne reprend l’idée, chère à Patrick Champagne, d’un élargissement de l’espace social de référence des agriculteurs, qui tendent de plus en plus à se situer par rapport à d’autres groupes sociaux, et plus particulièrement par rapport aux salariés (ouvriers, fonctionnaires…), qui ont selon eux des avantages dont ils sont privés (revenus stables, temps de travail maîtrisé, congés payés…). Quant aux administrateurs des coopératives les plus importantes, étudiés une douzaine d’années plus tard, ils apparaissent de plus en plus sensibles aux logiques de marché, tant en raison de la concurrence exercée par les firmes privées que des interpénétrations croissantes entre le secteur coopératif et le secteur privé.
Le troisième thème recoupe en partie le précédent : il a trait au poids croissant des logiques économiques, tant dans la conduite des coopératives que dans la transmission des exploitations et l’installation des agriculteurs. Dans les coopératives, les exigences de rentabilité économique se renforcent au détriment des valeurs mutualistes. Ces évolutions répondent à des attentes dont certaines sont portées par les adhérents eux-mêmes, qui ont, selon les administrateurs, un rapport plus utilitariste aux coopératives. Cet affaiblissement des solidarités à base familiale et locale se retrouve au niveau de la transmission des exploitations : pour la fraction modernisée des futurs agriculteurs, ce qui importe c’est désormais la viabilité économique de l’exploitation à reprendre, et non plus d’aider des parents vieillissants ou de simplement perpétuer un héritage familial. Comme l’écrivent avec force Patrick Champagne et Sylvain Maresca, “aujourd’hui la succession en agriculture n’est plus seulement une affaire de famille” et fait intervenir de nouveaux acteurs (administration, organisations professionnelles agricoles, banques…), à qui revient le pouvoir de dire si telle ou telle exploitation peut être économiquement rentable ou non.
Ce rapide passage dans les archives de Patrick Champagne à l’INRAE nous aura permis de constater que certaines des questions de recherche qu’il avait posées dans les années 1970 l’intéressaient encore à la fin des années 1990, dans un contexte très différent, non plus à l’échelle d’un village, mais plutôt en observant les prémisses de l’intégration croissante des agriculteurs dans une économie mondialisée2.
Pour en savoir plus :
- Un entretien biographique de Patrick Champagne avec Gérard Mauger et Louis Pinto en 2015 : ici.
- Une présentation de L’héritage refusé. La crise de la reproduction sociale de la paysannerie française 1950-2000, qui regroupe les articles de Patrick Champagne sur le monde rural, par Marie-France Garcia-Parpet : ici.
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lllustrations : la photographie de Une a été prise pour les Éditions de Minuit à l’occasion de la parution du livre de Patrick Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique (1990). Celles illustrant le corps du billet sont toutes issues de la plaquette “D’une génération à l’autre. Succession et installation dans l’agriculture en Bresse”.
- Certaines photographies ont été reproduites dans l’article publié par Patrick Champagne, “La reproduction de l’identité” (Actes de la recherches en sciences sociales, n° 65, 1986, p. 41-64). Au total, l’enquête a donné lieu à la publication de trois articles, reproduits dans L’Héritage refusé. [↩]
- Nous remercions le président du Comité d’histoire INRAE/CIRAD pour nous avoir autorisés à consulter les archives de Patrick Champagne conservées par l’INRAE, ainsi que Senia Fedoul, archiviste, pour son travail de préparation et son accueil au centre INRAE de Versailles. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Laure Bonnaud et Marc-Olivier Déplaude (8 mars 2024). Retour sur deux enquêtes de Patrick Champagne sur le monde paysan. L'ESTIVE. Consulté le 17 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1271h