Naissance des porcheries industrielles (années 1860-1930)

 

Ce billet inaugure une série consacrée à l’histoire des porcheries industrielles. En effet, depuis maintenant quatre ans, je conduis une recherche sur l’industrialisation de l’élevage porcin, depuis la naissance des premières porcheries industrielles à la fin du 19^e siècle jusqu’à l’époque actuelle. Au début de cette recherche, je me suis plus particulièrement intéressé à l’évolution des conditions de vie des porcs et des bâtiments dans lesquels ils étaient élevés. Je m’intéressais à des questions comme : comment ont été développées des infrastructures techniques et économiques permettant d’élever et de commercialiser des porcs à grande échelle ? Quels acteurs (éleveurs, industriels, organisations agricoles, savants, pouvoirs publics…) y ont-ils concouru ? Comment ont-ils géré les problèmes qui ont accompagné ces transformations, comme la dégradation de la santé des animaux ou les dégâts infligés à l’environnement ?  Quelles résistances et critiques ce processus d’industrialisation a-t-il suscité, y compris au sein du monde agricole ?…

Pour ce travail, qui a été financé par l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du projet POLAL entre 2019 et 2023, j’ai collecté de nombreux documents : archives administratives, revues spécialisées, actes de congrès, manuels de zootechnie, etc. J’ai aussi conduit, pour les années les plus récentes, plusieurs dizaines d’entretiens avec des éleveurs, avec des salariés et dirigeants de coopératives, ou encore avec des ingénieurs et chercheurs des organismes d’appui à la filière.

J’entre maintenant dans une nouvelle phase de mon travail : la préparation d’un livre qui présentera les principaux résultats de cette recherche. Dans cette nouvelle série, je publierai donc des billets issus de l’analyse de mes données. Je vais procéder de manière chronologique : les premiers billets porteront sur les porcheries industrielles qui naissent dans les années 1860-1930 à proximité des villes et des ateliers de transformation des laiteries. Puis je m’intéresserai aux années 1950-1980, qui voient les méthodes d’élevage industrielles se diffuser largement parmi les agriculteurs, dans un contexte marqué par la constitution de puissantes firmes d’aliments du bétail, l’adoption de politiques publiques soutenant la production de viande et la diffusion de multiples innovations sociotechniques. Les derniers billets porteront sur la période actuelle, et s’intéresseront à la manière dont les organisations dominantes de la filière porcine intègrent les critiques adressées aujourd’hui aux élevages industriels, et quelles formes d’emprise elles exercent sur les agriculteurs. Des billets pourront aussi porter sur des notions ou sur des littératures de sciences sociales importantes pour ma réflexion. Ces billets ne suivront pas un plan préétabli : ils constitueront en quelque sorte un journal où se sédimenteront, billet après billet, les éléments d’une histoire environnementale des porcheries industrielles.

 

À la recherche des porcheries industrielles d’avant-guerre

En dépouillant une revue intitulée Le Porc. Revue mensuelle de l’élevage du porc, des commerces et des industries qui s’y rattachent, fondée en 1931, j’ai appris qu’il existait, dès l’entre-deux-guerres, des porcheries que leurs contemporains qualifiaient d’« industrielles ». Cela m’a surpris, car aussi bien les récits produits par les acteurs dominants de la filière porcine que par les géographes, économistes et historiens font démarrer son industrialisation – ou du moins ce qu’ils considèrent être sa « véritable » industrialisation – dans les années 1960. J’ai donc voulu en savoir plus sur ces premières formes de porcheries industrielles. Pour cela, je suis allé consulter de nouvelles sources. La Revue de zootechnie, créée en 1921 par le tout nouvel Office français de l’élevage, a été une source d’information particulièrement riche, ainsi qu’un important congrès organisé par la Société nationale d’encouragement à l’élevage en 1928, entièrement consacré à l’élevage porcin.

Toutefois, ces documents ne permettaient pas de se faire une idée suffisamment précise des nouvelles formes d’élevage porcin qui se développaient à l’époque, ni d’en apprécier l’ampleur. Je me suis donc intéressé à un autre type de source : les dossiers des établissements classés comme dangereux, insalubres ou incommodes. Les porcheries font en effet partie de la première liste des établissements classés définie par le décret du 15 octobre 1810. Les porcheries sont alors définies comme des établissements de première classe, c’est-à-dire comme des établissements qui, d’après le décret de 1810, « ne pourront être formés dans le voisinage des installations particulières » et qui nécessitent une autorisation du ministre de l’intérieur. Cette réglementation, qui n’était probablement guère appliquée dans les campagnes, est assouplie par le décret du 3 mai 1886 : désormais, les porcheries dépendant d’une exploitation agricole et situées dans une agglomération de moins de 5000 habitants, n’ont plus besoin d’autorisation. Celle-ci est requise seulement pour les porcheries logeant plus de 6 animaux adultes qui ne dépendent pas d’une exploitation agricole, ou sont situées dans une agglomération de plus de 5000 habitants. Ces porcheries deviennent des établissements de deuxième classe, ce qui signifie qu’elles peuvent être construites à proximité des habitations, à condition de respecter certaines règles pour que les riverains ne soient pas incommodés.

 

 

Bien entendu, il n’était pas question pour moi d’aller explorer les archives de l’administration des établissements classés dans l’ensemble des départements français ! Dans le même temps, il m’a paru important de ne pas me cantonner aux archives d’un seul département. En effet, au vu des informations dont je disposais au début de ma recherche sur les porcheries d’avant-guerre, celles-ci présentaient entre elles des différences importantes, liées notamment au type d’alimentation donnée aux animaux. J’ai donc décidé d’aller d’explorer les archives de l’inspection des établissements classés dans quatre départements : deux caractérisés dès la fin du 19^e siècle par une importante industrie laitière, la Charente-Maritime (autrefois Charente-Inférieure) et la Haute-Savoie ; et deux autres correspondant à d’importantes concentrations urbaines, portuaires et industrielles, les Bouches-du-Rhône et le Val-de-Marne (dont la plus grande partie faisait partie du département de la Seine avant 1965). J’ai également consulté les archives municipales de Villejuif et d’Ivry-sur-Seine. Cette dernière ville comportait un bureau d’hygiène qui assurait le suivi des établissements classés. Ces fonds se sont avérés très riches : dans les seules archives départementales des Bouches-du-Rhône, les dossiers d’établissements classés des porcheries représentaient à eux seuls 105 boîtes pour la période d’avant-guerre ! Lors de mes visites aux archives, j’ai aussi consulté d’autres types de documents : fonds déposés par des coopératives, registres de délibérations des municipalités, dossiers de subventions déposés auprès du ministère de l’Agriculture, comptes rendus de réunion des Offices agricoles régionaux, etc. J’ai également consulté l’Inventaire général du patrimoine culturel, qui comprenait des notices relatives à des porcheries ou à des laiteries comprenant des porcheries, particulièrement en Charente.

 

Une spéculation nouvelle

Qu’ai-je appris dans ces pérégrinations documentaires ? Comme le savent bien les historiens du monde rural, le porc était un animal largement répandu dans les campagnes françaises au 19^e siècle. Nourri par des produits secondaires et des rebuts de la ferme et généralement enfermé dans des soues, il constituait une source de viande et de graisse bon marché pour les familles paysannes, et leur procurait aussi des revenus. Cependant, à partir des années 1850-1860, et surtout à partir des années 1880, ce mode d’élevage du porc se développe à une plus grande échelle. Des porcheries logeant plusieurs dizaines d’animaux s’érigent à proximité des villes, des beurreries et des fromageries. Achetant des porcelets tout juste sevrés ou des porcs un peu plus âgés, leurs exploitants les engraissent pendant 4 à 7 mois avant de les revendre. Le développement de ces porcheries, dont certaines accueillent au tournant du 20^e siècle plusieurs centaines d’animaux, est intimement lié à l’urbanisation et aux évolutions du commerce et de la transformation des produits agricoles.

Deux nouveaux types de porcheries d’engraissement apparaissent : les unes, situées généralement dans les faubourgs ou à proximité des ports, récupèrent des déchets issus de la restauration d’une part, et du commerce et de la transformation des matières premières agricoles d’autre part ; les autres, construites dans les régions de production laitière, utilisent les résidus issus de la fabrication du beurre et du fromage. Les premières, que je désignerai par le terme de « porcheries urbaines et périurbaines », apparaissent dans les années 1850 à Marseille et dans les années 1860 dans la Seine. Il faut cependant attendre les années 1880 pour que leur nombre s’accroisse sensiblement, tant à Marseille que dans la banlieue parisienne. À Marseille, 232 porcheries sont ainsi autorisées dans les années 1880, soit quatre fois plus que durant les trois décennies précédentes. Dans les années 1920, les autorisations accordées – souvent des extensions de porcheries déjà existantes – sont encore plus nombreuses, et de nombreuses porcheries sont également construites dans les communes voisines (voir le graphique ci-dessous).

 

 

Dans la Seine, le nombre de porcheries construites est bien moindre que dans la région marseillaise, mais est significatif. En 1906, le service vétérinaire de la Préfecture de police relève qu’à la jonction des communes de Villejuif et d’Ivry-sur-Seine, « se trouvent déjà de nombreuses porcheries avec une population de plus de 3 000 porcs¹. ». En 1928, un rapport écrit par un professeur à l’École vétérinaire d’Alfort et par un inspecteur du service vétérinaire de la Préfecture de police dénombre 102 porcheries autorisées dans la Seine. Plus généralement, les auteurs notent qu’à proximité des grandes villes, « l’engraissement des porcs est une véritable industrie². ». Les porcheries d’engraissement se concentrent près des villes portuaires, comme Le Havre, Nantes et Bordeaux.

Les porcheries de laiterie, construites à proximité des beurreries et des fromageries, se développent à partir des années 1880-1890. C’est en Charente-Inférieure que leur expansion est initialement la plus importante. En effet, à la suite de la crise du phylloxera, de nombreuses terres agricoles du département ont été transformées en prairies pour l’élevage laitier. Le nombre de vaches laitières élevées dans le département passe de 42 000 en 1882 à 100 000 en 1922. En 1888, quelques dizaines d’agriculteurs créent la première laiterie coopérative à Chaillé, qui transforme en beurre le lait collecté auprès de ses adhérents. Le mouvement essaime rapidement et s’étend aux départements voisins de la Vendée et des Deux-Sèvres. Au total, les trois départements comptent 127 laiteries coopératives en 1925, fabricant principalement du beurre, ainsi que de la caséine à partir des protéines contenues dans le babeurre³. Très rapidement, les coopératives font construire des porcheries à proximité des laiteries. Le babeurre, puis le sérum (c’est-à-dire le babeurre dont a été extrait la caséine) sont donnés aux porcs. En 1926, la Charente inférieure compte ainsi 84 porcheries autorisées, dont la majorité appartient aux coopératives. Encouragée par les cours élevés du porc et le développement des industries de salaisons, la construction de porcheries d’engraissement dans les régions d’industrie laitière se généralise dans les années 1920 : outre le centre-ouest de la France et la Normandie, elles sont nombreuses dans le nord-est, dans le Jura et en Haute-Savoie. Dans ce dernier département, le nombre de nouveaux dossiers de porcheries ouverts par l’inspection des établissements classés passe d’un par an dans les années 1890 et 1900 à onze par an dans les années 1920 et 1930. Pratiquement toutes appartiennent à des sociétés fruitières.

 

Des résidus à exploiter

Le développement des porcheries urbaines et périurbaines et des porcheries de laiterie dans les années 1860-1930 est inséparable de trois processus en partie liés : l’accroissement des villes, l’essor du commerce avec les colonies françaises et l’industrialisation de la transformation des matières premières agricoles. En effet, les villes, les ports de commerce et les industries agricoles et alimentaires constituent pour les exploitants des porcheries d’engraissement des gisements d’aliments bon marché pour nourrir leurs animaux. Le caractère très périssable de certains résidus utilisés (comme les déchets de restauration et le sérum), leur volume important et leur faible valeur monétaire nécessitent que les porcheries soient situées à proximité des lieux où ils sont produits. Les porcs engraissés dans la Seine sont ainsi nourris principalement à partir d’« eaux grasses », c’est-à-dire de déchets de restauration, collectés auprès des restaurants et de grandes institutions (hôpitaux, asiles, prisons, casernes…), puis triés, cuits et dégraissés avant d’être donnés aux porcs. Les porcs peuvent aussi recevoir des céréales en complément, distribuées avec parcimonie. À Marseille, les porcs sont nourris à partir de céréales et de tubercules importés des colonies (maïs, orge, manioc…), auxquels s’ajoutent des sous-produits des meuneries et des huileries de la ville, qui connaissent une expansion très importante à partir des années 1830-1850, également grâce aux importations de denrées coloniales (arachide, coprah, palmiste…). Les eaux grasses et les produits ou sous-produits issus du commerce et de la transformation des denrées agricoles coloniales forment ainsi, suivant des combinaisons variables, la base de l’alimentation donnée aux porcs engraissés dans les porcheries urbaines et périurbaines.

Les porcs élevés dans les porcheries de laiterie reçoivent, quant à eux, des compléments à base de céréales, de féculents et de résidus de meunerie (farines d’orge, de maïs ou de manioc, son…), mélangés au sérum. Il n’en reste pas moins que pour ces porcheries, seule l’existence de grands volumes de sérum cédés à bas prix par les coopératives aux exploitants garantit la rentabilité de l’opération. En effet, le développement de l’industrie de transformation laitière à partir du milieu du 19^e siècle se traduit par la production de quantités considérables de résidus, représentant environ 90 % du lait collecté. Faute de solution satisfaisante pour traiter ces résidus riches ou les valoriser (seules trois usines capables de sécher le sérum pour en extraire le lactose existent en France en 1928), la meilleure manière de les utiliser est de les donner aux porcs. Des essais alimentaires réalisés sur des chevaux et des bovidés ont été peu concluants. Seuls les porcs s’avèrent capables de consommer de grandes quantités de sérum. Dans l’entre-deux-guerres, les porcs élevés dans les porcheries charentaises consomment ainsi 15 à 20 litres de sérum par jour, et ceux engraissés en Haute-Savoie, une dizaine de litres.

 

 

Faute de données statistiques d’ensemble, on ignore combien il existait de porcheries d’engraissement industrielles dans la France de l’entre-deux-guerres. Néanmoins, les porcheries de laiterie sont de toute évidence les plus nombreuses, au point qu’il est alors courant de présenter l’élevage porcin comme un sous-produit de l’industrie laitière. André-Max Leroy, alors chef des travaux de zootechnie à l’Agro, estime ainsi en 1931 :

« Il existe une liaison étroite entre la production laitière et la production du porc, de telle sorte qu’on peut considérer la viande de porc comme un véritable sous-produit des industries du lait. Les pays producteurs de beurre et de fromage (Danemark, Hollande, et, en France, Normandie, Charentes, Jura, Auvergne) sont en même temps exportateurs de porcs gras⁴. »

De même, parmi les modèles de bâtiments élaborés par le Service des améliorations agricoles du ministère de l’Agriculture en 1918, on trouve une porcherie devant « pouvoir loger 200 porcs destinés à consommer les sous-produits de la laiterie⁵. ». La très grande majorité des porcheries d’engraissement de l’entre-deux-guerres ont donc très probablement été construites par des laiteries, privées ou coopératives. D’autres ont été construites par des institutions ou des industriels pour disposer d’une viande bon marché. En 1937, l’Assistance publique possède ainsi plusieurs porcheries en banlieue parisienne, qui produisent 2 000 porcs par an nourris grâce aux eaux grasses et aux croûtes de pain récupérées auprès de ses établissements. Généralement, l’utilisation de ces porcheries est attribuée par adjudication à des exploitants. D’une durée habituelle d’un an, les contrats stipulent que les exploitants ont la jouissance du bâtiment, en contrepartie de quoi ils doivent acheter une certaine quantité de sérum ou d’eaux grasses à l’année, enlever le purin et le fumier et assurer l’entretien des installations. Des sociétés se spécialisant dans l’exploitation de porcheries sous contrat sont même créées, comme L’Industrielle porchère dans les années 1920.

 

 

Cependant, certaines porcheries sont construites et exploitées directement par des entrepreneurs. Dans la Seine, plusieurs ont été créées par de petits industriels, se qualifiant de « nourrisseurs » ou d’éleveurs, qui possédaient initialement un atelier de traitement de résidus de restauration, dont ils récupéraient les graisses seules pour les revendre à des industriels plus importants, avant d’y adjoindre une porcherie. Dans la région de Marseille, les exploitants ont des caractéristiques plus diversifiées : parmi ceux dont la profession ou la qualité est mentionnée dans les dossiers d’autorisation, on trouve des bouchers, des boulangers, des ingénieurs, des cultivateurs, des maraîchers et de simples propriétaires. Certains entrepreneurs ayant leurs propres porcheries en exploitent d’autres sous contrat. Marceau Bretaud, sans doute le plus important d’entre eux, exploite dans les années 1930 de nombreuses porcheries de laiterie dans le centre-ouest, tout en possédant une grande porcherie à côté de sa maison en Vendée. Au total, il élèverait alors 15 000 porcs !

(À suivre)

* * *

Image en Une : Carte postale représentant la porcherie de la laiterie coopérative de Sainte-Soulle (Charente-Maritime), construite au début des années 1910. Source : archives départementales de Charente-Maritime.

 

1. Archives départementales du Val-de-Marne, 5 M 244. [↩]
2. L. Panisset, E. Grasset, « L’hygiène publique et les porcheries urbaines et suburbaines », in : Société nationale d’encouragement à l’agriculture, L’élevage et l’alimentation du porc. Travaux du congrès de l’élevage et de l’alimentation du porc, Paris, 26-27 novembre 1928, Paris, 1929, p. 206. [↩]
3. La caséine était utilisée pour la fabrication de divers produits (matières plastiques, colle, peinture, etc.). [↩]
4. Le Porc, août-septembre 1931, p. 25. [↩]
5. Archives départementales de Haute-Savoie, 1870W 123. [↩]

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