Le travail pendant le confinement – Lectures (1)

Depuis quelques mois, je mène une recherche sur la continuité d’activité des services d’inspection sanitaire des aliments pendant la pandémie de Covid-19. A ce moment-là, le travail d’inspection s’est poursuivi sans interruption et sur site dans les abattoirs et les postes frontaliers, et en télétravail, total ou partiel, dans les directions départementales de protection des populations. Après avoir présenté des photographies issues de mon travail de terrain (ici, ici et là), je vous propose de rendre compte de quelques lectures sociologiques sur le sujet.

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Essentiel.les et invisibles ? Classes populaires au travail en temps de pandémie, de Cyrine Gardes est un livre court (150 pages), publié dès septembre 2022. Il s’appuie sur une série de 14 entretiens (9 femmes et 5 hommes), réalisés à distance pendant la pandémie. Ces salariées¹, qui travaillent principalement dans la grande distribution (caissières) et dans la logistique (chauffeur-livreur), ont été contactées majoritairement via leurs syndicats. L’ouvrage est organisé en 6 chapitres assez brefs, qui traitent de sujets variés à l’intersection de la vie professionnelle, de la vie personnelle et de l’engagement syndical.

 

 

 

 

Le premier chapitre aborde l’arrivée de la pandémie et la peur, intense, que ces salariées éprouvent alors qu’elles doivent aller travailler sans protection. Pendant plusieurs semaines, en effet, ces personnes ne portent pas de masque et n’ont pas accès à du gel hydroalcoolique, y compris dans les métiers de contact avec la clientèle, comme la grande distribution. Or, la maladie apparait comme un risque mortel pour soi-même, mais aussi pour les proches, les conjointes, les enfants, les parents âgés qui vivent à leur domicile. La peur prend de multiples formes : peur pour sa propre santé, peur de contaminer les proches, peur de tomber malade et de ne plus pouvoir s’occuper de ses proches, etc. Cela a conduit les personnes enquêtées à mettre en place des mesures de précaution sans attendre les consignes officielles, par exemple à restreindre leurs contacts avec celles et ceux de leur entourage qu’elles jugeaient fragiles, et donc à s’isoler elles-mêmes, y compris à leur domicile. Nombreuses sont également celles qui ont inventé des protocoles sanitaires en rentrant à leur domicile, consistant à se laver, changer complètement de vêtements, désinfecter divers objets, etc. Alors que la pandémie se prolonge, la peur devient routinière, sans toutefois disparaitre.

Le deuxième chapitre expose l’intensification brutale du travail pour les personnes interrogées. Les cadences augmentent, et avec elles les pénibilités. L’augmentation du rythme du travail est due à une accroissement de la demande de la part de la population, alors que les effectifs sur site sont réduits. En effet, les supermarchés deviennent le principal lieu d’approvisionnement pour tous les repas des familles, ce qui crée pour les caissières un afflux continu de clients aux caisses  et pour les chauffeurs routiers une forte mobilisation afin d’assurer la livraison de produits alimentaires mais aussi de médicaments et de matériel médical. Dans la grande distribution, les clientes viennent faire des stocks, ce qui nécessite de mettre sans cesse en rayon de nouveaux produits, dans des allées surchargées de clients. Pour les caissières, le nombre d’encaissements augmente, à un rythme soutenu, d’autant plus qu’elles sont conscientes de la nécessité que le passage en caisse soit le plus fluide possible, afin d’éviter les attroupements contraires à la distanciation. Or, dans le même temps, il y a moins de collègues “non essentielles” présentes sur site, qui ordinairement apportent leur aide dans les moments d’affluence. Les réorganisations du travail vers davantage de flexibilité jouent également un rôle, avec des changement de postes ou d’horaire pour pallier les collègues absentes. L’intensification du travail s’étend enfin à la sphère privée, puisqu’en rentrant ces salariées, les femmes surtout, doivent aider leurs enfants pour le suivi du travail scolaire et souvent gérer des conflits familiaux liés à la situation de confinement. La difficulté à mener de front ces diverses activités produit chez certaines d’entre elles de la culpabilité. Cyrine Gardes établit ainsi l’expérience d’une domination sociale accrue, dans les sphères de la vie professionnelle comme personnelle.

 

 

Le troisième chapitre s’intéresse au rapport au travail pendant la pandémie, notamment au sentiment d’être ou non une travailleuse essentielle. Il s’agit ici de revenir sur la réception d’un discours du Président de la République, qui distinguait les métiers selon qu’ils étaient de première, deuxième ou troisième ligne, ouvrant ainsi un débat plus large sur la valeur des métiers. Cyrine Gardes met en évidence que les personnes enquêtées ont certes le sentiment de leur utilité sociale, mais qu’il est pondéré par l’expérience des conditions d’exercice de leur métier qu’elles jugent dévalorisantes : par exemple, elles notent les remerciements des clients, mais soulignent que cela n’exclut pas le mépris social ou des comportements jugés inadaptés ou dégradants comme le non-respect des consignes sanitaires ou des horaires, le fait que certains viennent faire des courses seulement pour quelques articles accessoires (un arbre, un article de loisir…), “pour passer le temps”, augmentant ainsi l’affluence et les longues file d’attente, et donc l’exposition des caissières. Elles jugent que les clientes ont surtout pensé à eux-mêmes et que la reconnaissance envers les caissières n’a été que très temporaire. L’autrice relève également que ces enquêtées expriment des sentiments mêlés, entre affirmation de la banalité de la présence sur site (“On ne fait que son travail”) et une certaine méfiance, l’héroïsation des essentielles étant vue comme un instrument de pacification des relations professionnelles, pour faire converger des intérêts divergents. Or, les enquêtées rappellent qu’elles sont des salariées subordonnées et contraintes, d’autant plus en situation de pandémie. Par ailleurs, certaines salariées ne se sentent pas si utiles que ça. Au final, le lien entretenu avec l’activité est plus divers que ne le suggère le discours de mobilisation présidentiel. La contrainte a aussi sa place, sous la forme de la nécessité économique (“il faut bien que je mange”). Adhésion mesurée et sentiment de contrainte cohabitent donc.

Le quatrième chapitre traite de la prime Covid. Il ne s’agit pas d’un dispositif spécifique, mais de l’extension d’une prime imaginée l’année précédente en réponse au mouvement des gilets jaunes. Le versement de cette prime n’était pas obligatoire pour les entreprises et leurs pratiques ont varié. Deux des huit entreprises de l’enquête ne l’ont pas versée. Ensuite, même dans les entreprises qui se saisissent du dispositif, tous les salariées sur site ne l’ont pas touchée. Enfin, les montants perçus ont été très variables. Certaines entreprises ont versé des primes égalitaires : pour tout le monde la même somme. Dans d’autres, la présence continue sur site, le statut d’emploi ont modulé son attribution. Ce sujet a été abordé spontanément dans dix des quatorze entretiens et la prime est généralement vue comme une rétribution minimum, à la fois de la mise en danger des salariées et de leur surcroit de travail pendant cette période.

 

 

Le cinquième chapitre aborde le sujet des mobilisations collectives et de l’action syndicale pendant la pandémie. Porter le masque et se tenir à distance perturbent les interactions de travail et a conduit à un éloignement entre collègues, y compris dans les organisations syndicales. Dans le même temps, le bouleversement du travail a créé des situations perçues comme injustes, particulièrement en raison de la demande accrue de flexibilité, qui a remis en cause des compromis conclus antérieurement à la crise, par exemple sur les horaires ou la répartition des tâches.  En outre, les conditions de travail et surtout de repos pendant la journée de travail ont connu des détériorations : on a ainsi constaté des restrictions d’accès aux lieux réservés au personnel, ou la présence de plexiglas dans les salles de pause, ce qui les rendaient moins agréables pour se détendre durant des journées très dures. Enfin, le sujet du port du masque a pu diviser des collègues, certains se positionnant à ce sujet par rapport à leur hiérarchie ou par rapport au gouvernement, sans que la préoccupation sanitaire soit première. Les enquêtées notent cependant l’apport du collectif et soulignent que discuter avec ses collègues ou rire ensemble des situations quotidiennes permettait d’extérioriser sa peur ou de la tenir à distance en se confrontant à d’autres expériences.

Enfin, le dernier chapitre s’interroge sur la possibilité de conflits sociaux en temps de pandémie. Cyrine Gardes note que le contexte est défavorable à l’émergence des conflictualités. Dans la crise, les personnes enquêtées ont une vision plutôt positive de leur hiérarchie de proximité et décrivent un encadrement présent, attentif, sympathique, qui a  participé au travail et s’est efforcé de mettre en place des protections pour les salariées, en associant les syndicats. Du côté des représentantes syndicales, ce tableau est plus nuancé car ces représentantes soulignent qu’elles ont parfois dû menacer de ne pas venir travailler pour obtenir les mesures ou les équipements de protection qu’elles jugeaient nécessaires.

 

 

Le livre de Cyrine Gardes est intéressant car il a été publié alors que la pandémie contraignait encore la vie des salariées et salariées au travail. Il livre donc une première description de ce qu’a été le travail pendant cette période et aborde de très nombreux sujets, qui sont autant de thèmes qui méritent des développements dans des recherches futures. Pour qui s’intéresse au travail sur site pendant la pandémie, il est aisé de retrouver dans les témoignages des éléments qui apparaissent dans ses propres enquêtes, comme la crainte de contaminer ses proches, ou la description de l’intensification du travail, même si les formes de cette dernière diffèrent selon les secteurs d’activité.

Cependant, on aimerait parfois que les thèmes abordés dans les chapitres successifs soient davantage approfondis et que les implications pour l’activité des personnes interrogées soient mieux mises en valeur. En effet, l’enquête concerne les caissières et les chauffeurs livreurs sans vraiment différencier les deux dans la restitution de leurs expériences, ce qui est dommage. On se demande même si l’autrice n’aurait pas gagné à interroger 14 caissières ou 14 chauffeurs-livreurs plutôt que de rendre compte de ces deux métiers sans distinction. En contrepoint de ce travail, on pourra donc lire le dossier très intéressant que la revue Les mondes du travail a consacré à la pandémie. On trouve parmi les articles publiés des récits de travailleuses essentielles, mis en forme par des sociologues, mais qui entrent davantage dans le détail de leur quotidien. Je vous conseille en particulier le témoignage de Marie Potvain, infirmière et étudiante en anthropologie, qui est passionnant, ainsi que le journal de Jay “It’s like a war zone” sur le quotidien d’un supermarché britannique. Ces deux textes constituent un complément passionnant et très parlant à ce livre.

 

1. Cyrine Gardes adopte pour son livre l’écriture inclusive avec un point médian, comme le montre le titre de l’ouvrage. Pour ce compte-rendu, j’ai respecté cette intention, mais en utilisant ma modalité d’écriture inclusive préférée, le féminin générique italisé, proposé par Giselle Sapiro et Olivier Godechot. [↩]
2. L’idée de première, deuxième et troisième ligne a été instaurée par un discours d’E. Macron le 25 mars 2020 : le Président salue l’engagement de l’ensemble du personnel médical, en première ligne, ainsi que « l’ensemble des femmes et des hommes qui sont en deuxième ligne et qui permettent à nos soignants de soigner, et au pays de continuer à vivre. Ce sont les femmes et les hommes qui transportent, qui hébergent, qui dépannent, qui nettoient, qui réparent. Ce sont nos agriculteurs, ce sont l’ensemble des femmes et des hommes qui sont dans le secteur de l’alimentation, des commerces de première nécessité, ce sont nos livreurs, nos caissiers et nos caissières, c’est tout ce peuple travailleur de France qui se bat, qui, je le sais, parfois, est angoissé, souvent pour eux-mêmes et leurs (sic) familles, mais permet au pays de vivre. » Les secteurs de l’enquête de C. Gardes font partie de la deuxième ligne ainsi évoquée. [↩]

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