Domestiquer la législation européenne sur le bien-être animal (parution)

À propos de Sebastian Billows et Marc-Olivier Déplaude M.-O (2024), « Legal Repair: Domesticating European Legislation on Pig Welfare », Science, Technology, & Human Values, OnlineFirst, p. 1-29.

Cet article est issu d’une recherche qui a débuté en 2020, durant l’épidémie de Covid-19. À ce moment-là, faute de pouvoir effectuer des déplacements, nous avions commencé à travailler sur un corpus constitué à partir des communications présentées aux “Journées de la recherche porcine”, un événement annuel que l’Institut national de la recherche agronomique et l’Institut technique du porc ont commencé à organiser en 1969. En effet, l’ensemble des communications présentées à ces journées depuis leur création étaient en ligne ! Nous nous intéressions plus particulièrement aux textes portant sur le logement des animaux et nous avons commencé à en faire une analyse thématique, qui a mis en évidence la montée des recherches portant sur des sujets liés des questions réglementaires à partir des années 1990, principalement sur l’environnement et le bien-être animal.

Nous avons finalement décidé de recentrer notre travail sur la manière dont les chercheurs, ingénieurs et techniciens de la filière porcine se sont investis sur les questions de bien-être animal. Les recherches sur ces questions étaient intimement liées aux débats qui se développaient alors sur ces questions à l’échelle européenne. Une première directive sur “la protection des porcs” a ainsi été adoptée en 1991, suivie de deux autres en 2001. Ces dernières ont notamment introduit une obligation nouvelle pour les éleveurs : celle de loger les truies gestantes en groupe. Les cages individuelles, jusque-là massivement utilisées pour immobiliser les truies gestantes, étaient interdites (sauf durant les quatre semaines suivant leur insémination et la semaine précédant la date prévue pour leur mise-bas). C’est à la manière dont cette disposition contraignante a été “domestiquée” par les acteurs de la filière porcine, et plus précisément par les chercheurs, ingénieurs et techniciens spécialisés en production porcine, que nous nous sommes intéressés. Ce travail nous a conduit à proposer une analyse du travail de “réparation juridique” accompli par ces acteurs, au croisement de la sociologie du droit et des recherches sur les activités de réparation et de maintenance, développées notamment dans le domaine des Science and Technology Studies.

Résumé de l’article

Nos activités quotidiennes dépendent d’un grand nombre d’objets susceptibles de se dégrader. Comme le souligne une littérature grandissante, les activités de réparation et de maintenance sont essentielles au bon fonctionnement des infrastructures matérielles. Cependant, ces travaux ont négligé une dimension cruciale : les choses peuvent devenir fragiles non seulement en raison de leur dégradation matérielle, mais aussi à la suite d’une évolution de la réglementation. Cet article introduit ainsi la notion de “réparation juridique” pour décrire comment, face à des changements réglementaires, certains acteurs réassemblent le monde matériel. Nous développons ce concept à travers une analyse de la manière dont la filière porcine française a domestiqué la législation de l’Union européenne sur le bien-être animal. Alors que l’on craignait que des normes plus strictes en matière de logement des porcs ne fragilisent les exploitations existantes, les éleveurs de porcs s’y sont conformés en utilisant des systèmes techniques qui n’ont pas permis d’améliorer de manière significative les conditions de vie des animaux. Nous analysons cette domestication de la législation européenne comme un processus de réparation juridique. Parallèlement au travail politique réalisé par les dirigeants de la filière porcine, les chercheurs, ingénieurs et techniciens de ce secteur ont joué un rôle clé. L’analyse de leur travail révèle la nature relationnelle de leur activité de réparation : dans la production de “spécifications locales” correspondant aux exigences des systèmes d’élevage existants, dans la négociation des détails de la législation et dans la redéfinition des critères de performance des élevages.