Retour sur une notion : l’industrie (note de lecture)
En 2022, la revue ARTEFACT. Techniques, histoire et sciences humaines a publié un dossier passionnant sur la notion d’industrie. Sobrement intitulé « Industrie : histoire d’une notion », il regroupe des contributions de chercheurs travaillant sur des périodes très variées, allant de l’Antiquité romaine jusqu’à l’époque actuelle. Issues pour plusieurs d’entre elles d’un atelier organisé en 2020 au sein du groupement de recherche « Techniques et production dans l’histoire » (GDR TPH), elles ouvrent, à partir de littératures et de matériaux très divers, des perspectives particulièrement stimulantes pour l’étude des industries et des processus d’industrialisation. Outre une introduction de Lisa Caliste et Guillaume Carnino, l’une et l’autre historiens, le dossier comprend cinq articles au total : sur l’industrie antique et médiévale (Gaspard Pagès et Catherine Verna), sur une controverse entre historiens sur l’usage de la notion d’industrie dans l’entre-deux-guerres (François Jarrige), sur l’usine Peugeot-Sochaux analysée en tant qu’objet technique (Nicolas Hatzfeld), et enfin sur l’émergence des datacenters à partir des années 2000 (Guillaume Carnino et Clément Marquet). Pour ce billet, je vais revenir sur chacune de ces contributions, puis je proposerai quelques réflexions sur leurs apports généraux, notamment pour l’étude de l’agriculture.
L’article de Gaspard Pagès et Catherine Verna, l’un archéologue et l’autre historienne médiéviste, propose un état de la littérature consacrée à l’industrie antique et médiévale. Ils partent du constat que les historiens ont longtemps été réticents à l’idée de parler d’industrie dans l’Antiquité et au Moyen Âge, et qu’ils préféraient qualifier les activités productives de ces époques d’« artisanat », ce qui a conduit certains d’entre eux à proposer des notions parfois alambiquées pour qualifier certaines productions de masse commercialisées à grande échelle, comme celles d’« artisanat d’exportation » ou d’« artisanat massif » ! G. Pagès et C. Verna présentent les réflexions pionnières de l’historien médiéviste Philippe Braunstein qui, à la fin des années 1990, a défendu l’idée que l’on pouvait parler d’industrie au Moyen Âge pour désigner des activités économiques produisant des quantités importantes d’artefacts destinés à des marchés plus larges que le marché local. Il a noté, en outre, que ces produits étaient normalisés, les acheteurs attendant des producteurs qu’ils se conforment à des règles précises quant aux types de matières premières utilisées, aux procédés de fabrication ou encore à l’aspect des produits. Depuis, de nombreuses recherches, s’appuyant notamment sur des fouilles archéologiques et sur les méthodes de l’archéométrie, ont largement confirmé ces hypothèses. Par exemple, la Gaule romaine produisait de grandes quantités de barres de fer standardisées, commercialisées sur de grandes distances. Il en allait de même pour d’autres produits : amphores, céramiques sigillées, et même des aliments comme le garum et le vin. Au Moyen Âge, la diffusion des moulins à eau (auxquels Marc Bloch a consacré en 1935 un article fameux) a stimulé un important développement des industries textiles et métallurgiques, dans les villes et encore plus dans les campagnes, avec une production commercialisée sur des échelles très vastes. Tant à l’Antiquité qu’au Moyen Âge, le développement de ces industries s’accompagne d’innovations, permettant d’intensifier la production. Elles conservent des liens étroits avec l’artisanat. Sous l’Antiquité, les barres de fer étaient transformées en d’autres objets de manière artisanale. Par ailleurs, « un même atelier [pouvait] répondre à une demande locale spécifique et écouler sa production à une plus large échelle » (p. 246), comme les forgerons béarnais au 14e siècle.
Le deuxième article, de l’historien François Jarrige, s’intéresse à un débat qui a opposé des historiens de l’entre-deux-guerres sur l’emploi de la notion d’industrie. À la fin du 19e siècle, l’étude de la « révolution industrielle » et des processus d’industrialisation est devenue un objet de recherche important parmi les historiens, notamment depuis la publication en 1884 des Lectures on the industrial revolution in England d’Arnold Toynbee, dont les analyses inspirent des historiens français. En 1925, l’historien Henri Sée, qui conduit une recherche sur les origines du capitalisme moderne, publie dans la Revue historique un article où il s’attaque aux usages de la notion d’industrie pour les périodes médiévale et moderne, qu’il juge anachroniques. Selon lui, la notion d’industrie au sens moderne du terme – soit « la grande production manufacturière à l’exclusion des autres activités économiques » (p. 274) – apparaît seulement au début du 19e siècle. Il considère que pour les périodes plus anciennes, il faut utiliser uniquement les termes employés par leurs contemporains, tels que ceux de manufacture, de fabrique ou de métier. Cette analyse suscite une vive réponse d’un autre historien, Henri Sauser, publiée dans le numéro suivant de la même revue. Il y défend l’usage de termes anachroniques pour analyser le passé, comme on le fait alors déjà pour la notion de capitalisme. Il estime également que l’on trouve des usages modernes du terme d’industrie dès le 18e siècle. En 1930, l’historien belge Paul Harsin revient sur cette controverse, en faisant une analyse fouillée des usages du mot « industrie » au 18e siècle, qui le conduit à affirmer que c’est d’abord parmi les gens de métier, et non parmi les savants, qu’apparaît l’acception moderne de ce terme.

Sébastien Leclerc, [Les abords d’un moulin à eau entouré de bâtiments], vers 1696-1700. Source : Bibliothèque numérique de Lyon.
L’article suivant, de l’historien Nicolas Hatzfeld, revient sur l’histoire de l’usine de Peugeot-Sochaux, à laquelle il a déjà consacré d’importants travaux. S’inspirant des réflexions de Gilbert Simondon sur les objets techniques, il propose une analyse originale des transformations successives de l’usine, de son lancement en 1912 jusqu’aux années 1990. Il s’intéresse à la « propension intégratrice de l’usine » (p. 288), c’est-à-dire aux efforts répétés de la direction de Peugeot-Sochaux pour faire de l’usine un ensemble de plus en plus unifié et rationalisé. L’usine regroupe en effet plusieurs ateliers complémentaires (travail de la tôle, assemblage de sous-ensembles mécaniques, peinture, etc.). Une première étape, dans les années 1920, consiste à rationaliser chacun des ateliers, avec une mise en chaîne des opérations. Au milieu des années 1950, la mise en chaîne des ateliers, qui consiste à les relier par de grands convoyeurs, constitue la deuxième étape. Enfin, à partir des années 1980, Peugeot-Sochaux entreprend de sous-traiter une partie croissante de ses fabrications, mais sans renoncer à une organisation intégrée. En imposant à ses principaux fournisseurs « de s’équiper d’une télétransmission ainsi que d’outils compatibles avec les siens » (p. 303), Peugeot peut en effet « rythmer directement [leurs] fabrications » (ibid.). Ainsi, si l’espace de l’usine se rétracte, l’intégration de la production se réalise désormais dans un espace géographique plus large, sur l’ensemble de la France. Cependant, N. Hatzfeld montre avec beaucoup de finesse que l’emprise de ces logiques intégratrices n’est jamais complète. En effet, certaines logiques commerciales, qui conduisent à diversifier les modèles pour élargir la clientèle, compliquent le processus de rationalisation, et l’accélération des cadences, rendue possible par l’intégration croissante des activités productives, se heurte à des résistances parmi les ouvriers.
Le dernier article, écrit par Guillaume Carnino et le sociologue Clément Marquet, s’intéresse au développement des datacenters à partir des années 2000. En un temps très court, les serveurs informatiques installés sommairement dans des locaux déjà existants disparaissent au profit de bâtiments spécifiques, dont l’aménagement intérieur suit des consignes strictes, et équipés de systèmes de climatisation. G. Carnino et C. Marquet montrent que la construction de ces nouveaux datacenters s’accompagne également d’un changement d’échelle. Les installations sont de plus en plus gourmandes en énergie, ce qui crée des difficultés pour les fournisseurs d’électricité, dont les infrastructures ne permettent pas toujours de répondre aux demandes des exploitants souhaitant construire de nouveaux bâtiments. Surtout, ces nouvelles installations mettent à mal les catégories administratives. Par exemple, s’appuyant sur le Code général des impôts, selon lequel les activités industrielles supposent la production de biens matériels, des opérateurs obtiennent que des datacenters initialement déclarés comme des installations industrielles soient requalifiés en établissements tertiaires, ce qui se traduit par des pertes fiscales importantes pour les collectivités locales. Cela conduit le Parlement à adopter en 2019 une réforme du Code des impôts permettant que les datacenters (et aussi les plateformes logistiques) soient considérés comme des bâtiments industriels, en raison du coût des équipements techniques installés. S’appuyant sur les réflexions d’Anna Tsing et de David Ribes sur les processus de montée en échelle, G. Carnino et C. Marquet défendent ainsi l’idée qu’« aucune activité n’est par nature industrielle » (p. 323), mais qu’« une activité devient industrielle par les réponses apportées au sein de différents espaces sociaux à des épreuves de montée en échelle » (p. 311). Ainsi, toute activité peut devenir industrielle à partir du moment où elle se massifie, ce processus s’accompagnant de transformations majeures de la manière dont ces activités sont organisées et de leur environnement, tant sur un plan matériel que juridique.

Chad Davis, Google Data Center (Iowa, 2017). Source : flickr.
Que retenir de ces contributions ? L’introduction du dossier, intitulée « Qu’est-ce que l’industrie ? », en retire quelques propositions fortes pour les recherches historiques et sociologiques sur l’industrie. L. Caliste et G. Carnino notent qu’on ne peut pas proposer une définition essentialiste de l’industrie, car quel que soit le critère choisi (présence de machines, division du travail, importance de l’innovation, transformation de matières premières), « il est toujours possible de trouver des contre-exemples » (p. 229), et pas des moindres. Cela les conduit à défendre la thèse suivante : « L’industrie advient lorsqu’un phénomène technique croît quantitativement au point de changer de nature. L’industrie n’est rien d’autre qu’une grande quantité de moyens techniques regroupés dans un temps et un espace donnés » (p. 231). Autrement dit, lorsqu’une activité technique change d’échelle, il y a toujours un moment où des seuils sont franchis, qui s’accompagne d’une transformation qualitative. Bien entendu, ces seuils varient suivant les activités et suivant les époques. La notion d’industrie ainsi comprise est donc une notion relative, devant être indexée à des contextes socio-historiques précis.
Un autre apport important du dossier est de montrer que la notion d’industrie est aussi une catégorie socialement construite. Les historiens et les sociologues d’aujourd’hui héritent largement d’une définition qui s’est largement diffusée au 19e siècle et est devenue largement dominante, y compris dans le droit et les nomenclatures statistiques1 : celle selon laquelle l’industrie recouvre exclusivement la production manufacturière de masse. Pour les sociologues et les historiens, la force sociale de cette définition a ainsi pu être un obstacle à l’appréhension d’autres formes de production et d’organisation industrielles, à des époques éloignées ou dans des secteurs autres que le seul secteur dit « secondaire » ou manufacturier.
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Aucun des articles composant ce dossier ne porte sur l’agriculture. Certains la mentionnent, toutefois. Dans leur état de l’art sur l’industrie antique et médiévale, G. Pagès et C. Verna notent ainsi que sous l’Empire romain, le vin faisait l’objet d’une production industrielle. Dans l’introduction du dossier, L. Caliste et G. Carnino relèvent « qu’il existe aujourd’hui des secteurs que l’on qualifierait volontiers d’industriels et qui ne transforment pourtant aucune matière première en produit manufacturé », comme « l’agriculture et […] l’extraction minière industrialisées » (p. 230). Si aucune activité n’est par nature industrielle, et si toute activité est susceptible de le devenir au cours d’un processus de montée en échelle, il en découle de manière évidente que l’agriculture peut devenir, dans des configurations bien définies, une industrie.
Appliquée à l’agriculture, le terme « industriel » présente aujourd’hui un caractère souvent polémique, employé pour désigner et disqualifier les formes d’agriculture les plus productivistes et les plus polluantes, mobilisant de grandes quantités d’intrants et des équipements sophistiqués. Les représentants de cette agriculture, eux, récusent ce qualificatif, en arguant du caractère familial de leurs exploitations et du faible nombre de personnes qu’elles emploient. Pourtant, il est difficile de nier qu’un élevage de quelques dizaines de porcs plein air et un élevage regroupant plusieurs milliers de porcs dans des bâtiments totalement fermés ne sont pas de même nature. Le regroupement d’effectifs très importants d’animaux sur un même site s’accompagne de transformations majeures dans l’organisation du travail, les manières de loger et de nourrir les animaux, ou encore de gérer les risques sanitaires. Les animaux eux-mêmes sont issus de schémas de sélection complexes pour avoir des performances optimales dans de telles conditions de vie. Enfin, les volumes d’effluents à stocker et à traiter sont tels qu’ils impliquent également des équipements spécifiques et coûteux. Autrement dit, le changement d’échelle des élevages s’accompagne de transformations profondes de leur fonctionnement et des pratiques de leurs exploitants, comme pour toute autre activité économique. Ces élevages peuvent bien être analysés comme des installations industrielles. C’est du reste le sentiment que l’on a immédiatement lorsqu’on visite de telles installations, ou qu’on les voit au loin. Les catégories d’analyse des sciences sociales ne peuvent pas être trop éloignées de celles du sens commun. Elles peuvent en revanche en clarifier le sens et les usages.
Photo de Une : la chaîne de l’usine Citroën, Agence de presse Meurisse, 1934. Source : Gallica.
- Sur ce point, voir aussi D. Flacher et J. Pelletan (2007), « Le concept d’industrie et sa mesure : origines, limites et perspectives. Une application à l’étude des mutations industrielles », Économie et statistique, n° 405-406, p. 13-46. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marc-Olivier Déplaude (24 mai 2024). Retour sur une notion : l’industrie (note de lecture). L'ESTIVE. Consulté le 29 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1271n