Quel souvenir allez-vous garder de cette période ? [Épisode 1]

Depuis quelques mois, je mène une recherche sur la continuité d’activité des services d’inspection sanitaire des aliments pendant la pandémie de Covid-19. A ce moment-là, le travail d’inspection s’est poursuivi sans interruption, sur site dans les abattoirs et les postes frontaliers, et en télétravail, total ou partiel, dans les directions départementales de protection des populations. Après avoir présenté des photographies issues de mon travail de terrain (ici, ici et là), et rendu compte de lectures sociologiques sur le sujet (ici), je vous propose une petite incursion dans l’analyse des entretiens.

Pour mener à bien cette enquête, j’ai réalisé des entretiens dans des abattoirs (7), des postes de contrôle frontaliers (4), des Directions départementales des populations (4) ou à la Direction générale de l’alimentation. 66 personnes ont pour le moment répondu à mes questions, 25 femmes et 41 hommes, à des niveaux hiérarchiques variés. Tous ces entretiens étaient organisés autour du thème de la continuité d’activité pendant la période Covid, de l’expérience que mes interlocutrices et interlocuteurs en avaient, et de ce qui avait changé dans leur travail ou leur rapport au travail depuis. À la fin de nos échanges, j’ai systématiquement posé la question “Quel souvenir allez-vous garder de cette période ?”. Ce sont les réponses à cette question qui sont l’objet de ce billet. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans une analyse systématique, mais de permettre la lecture de ces verbatims sur le souvenir de la pandémie.

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Retour sur une question

La question “Quel souvenir allez-vous garder de cette période ?” n’est pas une bonne question sociologique : elle est très vaste et pas du tout univoque. Mes interlocutrices et interlocuteurs me l’ont parfois fait remarquer “Oh ! C’est vaste, là, comme question !” ou “Bonne question, merci de l’avoir posée ! Je ne sais pas.”. Logiquement, elle a donné lieu à des réponses très variées, parfois très courtes “A zapper ! A oublier ! A ne jamais revivre, même si le Covid, on sait qu’il sera toujours quelque part. J’ai envie d’oublier ça !“, parfois très longues et développées. Souvent, on m’a demandé de préciser si je voulais une réponse sur le plan personnel ou professionnel. En ce cas, je disais que les deux m’intéressaient, pour laisser le champ le plus libre possible à mon interlocutrice ou interlocuteur. Parfois, les réponses ont mêlé les deux dimensions sans que j’ai besoin de le préciser. Si la question n’est pas très appropriée à l’enquête, elle a parfois permis de revenir sur des sujets que mes interlocutrices et interlocuteurs jugeaient importants, donc je ne regrette pas de l’avoir posée. Pour ce billet, j’analyse 52 réponses. En effet, il est arrivé que l’entretien soit interrompu avant que je pose la question, pour des raisons diverses : parce que la personne en face de moi devait partir pour un contrôle ou recevait un appel urgent nécessitant de mettre fin à l’entretien par exemple. Par ailleurs, il est arrivé que l’entretien ne se déroule pas comme prévu et que je ne pose finalement pas la question. Le petit échantillon retenu concerne finalement 19 femmes et 33 hommes, 16 personnes en situation d’encadrement et 36 qui ne le sont pas.

Avant d’entrer dans le contenu des réponses, arrêtons-nous brièvement sur leur tonalité. En effet, certaines réponses exprimaient franchement un sentiment négatif “En quelques mots, plus jamais ça !” ou “C’était horrible”, alors que d’autres au contraire mettaient en avant les avancées permises par la pandémie, pour soi ou pour son travail “Pour moi, c’était hyper intéressant ! Vraiment, j’ai adoré ! Je ne parle que de ma mission, mais c’était être confronté à quelque chose de compliqué, qu’on ne connaissait pas, sur lequel il fallait construire des choses et sur lequel on pouvait faire un apport”. D’autres enfin ne pouvaient être connotées ni positivement, ni négativement ou alors les deux à la fois “Un drôle de souvenir, je ne sais pas trop” ou “Je suis passé à autre chose en fait, je n’ai pas gardé de mauvais souvenir, ni de bon, je vais de l’avant”. J’ai donc décidé de classer les réponses suivant la tonalité exprimée, avec trois catégories simples : positive (13 réponses), négative (19), balancée ou neutre (20 réponses). Ce simple tri permet déjà de mettre en évidence des résultats intéressants. En effet, 10 des 19 réponses à tonalité négative ont été exprimées par des personnes en poste en abattoir, 3 en poste en Service d’inspection vétérinaire et phytosanitaire – SIVEP-, 3 en Direction départementale et 3 en à la Direction générale de l’alimentation -DGAL-. Si on regarde les tonalités de réponses des personnes affectées en abattoir, on constate qu’une seule a une tonalité positive, 10 une tonalité négative et 8 une tonalité balancée ou neutre. Les 13 réponses à tonalité positive, en revanche, sont plutôt le fait de personnes affectées en Direction départementale (5 sur 13) ou à la DGAL (5 également). Enfin, les 20 réponses à tonalité balancée ou neutre se répartissent entre agents du SIVEP (9), abattoir (6), Direction départementale (3) et Administration centrale (2). Même si mon échantillon n’a pas de vocation à la représentativité, il semble indiquer que l’expérience de la pandémie a été assez différente selon les affectations, plus négative dans les abattoirs et plus positive en Direction départementale et en Administration centrale, les agents du contrôle aux frontières se situant quelque part entre les deux. On pourra m’objecter qu’il n’y a là rien de bien étonnant, puisque les agents des abattoirs et du SIVEP ont travaillé sur site, quand les agents des directions départementales et de la DGAL étaient en télétravail. La différence entre travail sur place et travail à distance est une piste d’analyse, mais elle mérite d’être affinée. Après tout, les agents des SIVEP travaillaient sur site comme ceux des abattoirs et leurs réponses sont globalement moins sombres. En outre, tout le temps de la pandémie, il a été demandé à l’encadrement de prendre particulièrement soin des agents en travail à distance, le ministère craignant les effets délétères de l’isolement…

Pour cette série de billets, je regroupe simplement les réponses par thème, sans forcément approfondir l’analyse, car cela nécessiterait de faire appel à l’ensemble des entretiens, et non aux seules réponses à cette dernière question. Néanmoins, dès à présent, il me parait important de distinguer les réponses selon les conditions de travail, en particulier le fait de venir sur son lieu de travail, l’abattoir ou le poste frontalier, ou de rester chez soi¹.

Photo prise pendant l’enquête. Les masques avec des liens à nouer sont peu pratiques, ce qui explique probablement qu’il en reste autant dans la boite.

Aller au travail : abattoirs et postes frontaliers

Commençons ce compte-rendu des entretiens par les témoignages de celles et ceux qui se sont rendus sur leur lieu de travail, à l’abattoir ou en poste frontalier. Leurs réponses ont d’abord exprimé le sentiment d’injustice qu’ils ont ressenti, parce qu’ils devaient aller travailler et donc mettre leur santé en danger, mais aussi parce que les moyens de protection qu’on leur a fournis n’étaient pas de bonne qualité ou parce qu’ils n’ont pas l’impression que leur mobilisation a été justement reconnue. Dans tous les cas, ce qui est pointé est une forme de rupture du lien avec la hiérarchie qui n’a pas été présente, ainsi qu’avec les collègues du siège et toutes celles et ceux qui ont eu la possibilité de “faire la grasse mat”…

Le plus prégnant, c’est le peu de soutien de la hiérarchie. Le fait d’être livrés à nous-mêmes, je pense que ça restera marqué. Ça, et le fait de continuer de travailler. Quand vous rentrez chez vous, vous êtes le seul à travailler, tout le monde est… C’est très marquant de voir que personne ne travaille, que le monde est à l’arrêt et que vous, vous travaillez. Surtout au début, vous vous dîtes « Mince, il ne faudrait pas qu’on paye les pots cassés… ». Entre ce qu’on entendait chez nous aux informations, et ce qu’on vivait au quotidien, on se disait « Mais qu’est-ce qu’on nous raconte ! » Si vous voyez les conditions dans lesquelles on travaillait ! Et encore il y a la chaîne d’abattage avec la promiscuité, mais la découpe c’était encore autre chose ! (AB)

J’ai pas non plus mauvais souvenir hein ! Mais effectivement oui, un peu l’impression d’être les seuls à aller travailler. Beaucoup plus, comme on disait tout à l’heure, beaucoup plus qu’avant. (AB)

(Réfléchit longuement) Un souvenir… l’injustice quand même. Parce que je pense que … on était tous dans la même situation, mais avec des conditions totalement différentes. À la fois, j’enviais les personnes en télétravail. Et à la fois… Mais j’étais content de sortir. C’est ça, c’était pas anodin non plus de rester confiné. Même s’il y avait 1 h de sortie par jour, mais… (AB)

Par rapport à l’État, je trouve qu’on ne nous a pas trop demandé, finalement, comment on le vivait. Et pour à la fin nous dire « t’auras pas la prime en entier ! ». Et moi j’ai ma mère à gérer, je suis là, j’ai mes problèmes… On n’est pas venu me demander si ça allait ou pas. C’est un peu le truc que je retiendrai, mais à la fois je ne suis pas étonné. Moi j’ai 30 ans, plus de 30 ans d’administration, nous ne sommes que des numéros ! (…) Après moi, la disponibilité, je sais ce que c’est. J’ai su 23 ans. Il faut être là, il faut être au boulot, il faut y être et puis voilà ! On nous aurait mis 5 jours, on aurait été là 5 jours. Voilà l’état d’esprit. Mais bon, on serait bien resté couché comme tout le monde, à faire des grasses mat’. (rires) (AB)

Dans les abattoirs, le sentiment d’une forme d’abandon s’exprime souvent à propos des équipements de protection, un sujet central dans tous les entretiens et qui a parfois été à nouveau abordé lors de cette dernière question. Dans ce cas, la réponse est l’occasion de faire passer un message, par mon intermédiaire, à propos de matériels qui ne sont toujours pas jugés satisfaisants au moment de l’entretien…

Ce que j’en garde, c’est que nos masques sont vraiment pourris. On a des masques, franchement, c’est pas terrible ! Après je m’y suis intéressé, j’ai regardé sur internet et tout, il y a quand même des masques de vraiment meilleure qualité ! On n’est vraiment pas équipé avec des trucs… Les services vétérinaires, on a des masques pas chers du tout, sans norme, parce que je regardais : ils n’ont même pas les normes CE, les masques qu’on a ! Les (masques) bleus, c’est pourri, donc franchement c’est indigne. On aurait pu s’intéresser à la question et avoir, pas forcément sur le coup parce qu’il n’y en avait peut-être pas assez de disponibles, mais maintenant on continue de nous envoyer des masques bleus chinois alors que les Japonais, les (masques) blancs, sont déjà de meilleure qualité. Mais bon si on ne les demande pas, on ne les a pas. Voilà, c’est le manque de considération. C’est quand même des trucs qu’on a sur le nez, qu’on respire à travers. Les bleus, ils sont quand même très irritants. Ils ont un pouvoir irritant élevé ! (AB)

D’autres agents en abattoir ont exprimé une conception complètement différente de la pandémie : ils ont insisté non sur la rupture que représentait le confinement, mais sur la continuité de leur activité. Pour eux, le travail s’est poursuivi sans interruption, aux horaires habituels. La pandémie n’était pas une période qui justifie un souvenir en particulier, puisque la vie quotidienne n’était pas modifiée. En général, dans l’entretien qui précédait cette réponse, mes interlocutrices ou interlocuteurs se sont moqués un peu de moi et de mes questions, dont ils ne voyaient pas (ou feignaient de ne pas voir) la pertinence.

Ça m’a marqué et tout, mais le fait que j’ai continué à travailler, même si j’ai pas été comme on a dit « premiers de cordée », j’ai moins eu cette sensation de coupure. Je continuais à me lever à 3 heures et demi le matin. Donc ça a beaucoup tamponné… (AB)

Ça ne m’a pas traumatisée comme certaines personnes. Je pense que le fait d’avoir continué à travailler, ça m’a permis de rester dans la réalité… ça ne m’a pas marqué plus que ça, ça ne m’a pas plus choquée. Quand je regardais un peu les infos ou même des reportages, il y a des gens qui ont été très traumatisés par cette période-là. Ou même quand j’écoutais la radio, les animateurs qui étaient chez eux, qui pétaient des câbles parce qu’ils étaient en permanence avec les enfants ou des choses comme ça, ça me faisait rire ! Mais pour moi, c’était des journées habituelles, je me levais, j’allais au boulot, ça se passait bien, je rentrais chez moi ! (AB)

Sur le plan professionnel, ça ne m’a pas changé grand-chose. Ça ne m’a pas changé grand-chose. (Rires) Il fallait s’adapter mais… Et dans mon équipe non plus, on était tous sur la même longueur d’onde. Tout le monde n’était pas forcément d’accord, mais au final, on s’est tous vaccinés. Ça s’est bien passé, on ne s’est pas fâchés ou quoi que ce soit, à cause de ça. Quand je voyais quelqu’un qui était contre ou autre, je n’abordais pas le sujet et puis voilà. (AB)

Certaines réponses ont également exprimé le sentiment d’une continuité, mais en faisant le lien entre la pandémie et d’autres situations tendues au travail, soit d’autres crises, comme la grippe aviaire ou l’incendie de Lubrizol, soit des problèmes d’effectifs. À premier abord surprenants (Quels liens entre un pandémie mondiale et les difficultés de recrutement dans la Fonction publique ?), ces rapprochements permettent de souligner que les services ont certes été perturbés par le Covid-19, mais qu’ils le sont également très régulièrement, par des problèmes divers, auxquels il faut faire face, et pour lesquels il faut s’adapter et faire preuve de solidarité.

Moi, j’ai continué à travailler comme d’habitude, à me déplacer entre mes abattoirs, à faire mon travail quotidien. Surcharge de travail oui, mais là c’était pour le Covid et quand je vais reprendre en septembre, ce sera par manque d’effectifs donc voilà, pas de grande différence… (AB)

Professionnellement, je dirais :  Souvenir d’une période un peu… d’une parenthèse où on a fait notre boulot de manière très parcellaire… Voilà, oui, c’est ça, où on ne savait pas trop, où on naviguait un peu à vue, mais pas pire qu’à d’autres périodes, je vous dirais, hein ! Là c’était le COVID qui a fait qu’on naviguait à vue. Je vous dirais que la fin de l’année 2022, on a navigué à vue parce qu’on avait aucune hiérarchie, quoi ! Voilà, on a été 6 mois sans chef de service, sans adjoint au chef de service, où on travaillait directement en relation avec la direction, on naviguait un peu à vue, c’est à dire que les dossiers arrivaient, on n’avait pas de pilotage, on discutait entre nous, ça c’est moi qui gère ça, c’est toi qui gères. Enfin voilà : des demandes qui arrivaient de la Région, du machin, qui c’est quoi s’en occupe ? Donc voilà, on a navigué à vue mais on l’a fait avant ou après [la pandémie] mais pour d’autres raisons, donc ça ne m’a pas particulièrement perturbé. Après on n’a pas eu l’impression non plus qu’on avait des collègues qui en ont profité pour se tourner des pouces et rien foutre, donc on a l’impression qu’on était tous dans le même bateau, donc ça c’était plutôt sain aussi. (DD, remplaçant en AB pendant la pandémie)

Finalement, et c’est un trait commun à l’abattoir et aux Sivep, plusieurs réponses reviennent sur le plaisir de travailler en équipe et de retrouver des collègues avec qui on s’entend bien alors que le reste de la société est enfermé. Sortir et voir des collègues apparaissent ainsi comme des compensations au travail qui se poursuit, souvent plus intense et dans des conditions dégradées.

Il y en avait marre d’être confinés, on voulait ressortir, surtout qu’on avait eu beau sur le premier confinement, mais en fin de compte, même s’il y avait des risques ici, on était quand même content de venir voir du monde et de venir voir des collègues avec qui on s’entend bien. C’est sûr qu’à l’époque, j’aurais eu un travail administratif et il aurait fallu rester à la maison toute la journée, ça aurait peut-être été plus difficile à vivre. Malgré le fait que je suis en maison et que j’ai un jardin, on tourne en rond, quoi ! (AB)

Pour moi, ça a montré que l’équipe du SIVEP a été comme toujours une super équipe qui a fonctionné hyper bien. Il y avait des bons et des mauvais côtés, mais quand il y avait des moments de crise comme ça, il n’y avait pas de problèmes. Il y a eu des problèmes à la fin c’est-à-dire qu’au final a émergé un trop-plein qu’il a fallu entendre. Mais non, c’était sympa de travailler là-bas ! (SIVEP)

Non, « J’avais la chance » entre guillemets de pouvoir sortir. Je me suis séparée entre deux confinements. C’était ma volonté. Ça me faisait un bol d’air de pouvoir sortir voir des collègues. (SIVEP)

Cette première série de réponses me permet de mettre l’accent sur les liens sociaux au travail. Les mauvais souvenirs sont liés à ce qui est présenté comme des ruptures ou des affaiblissements des relations : le manque de solidarité, de considération, de prise en compte du danger qu’il y a à venir travailler par celles et ceux qui n’y sont pas contraints, par exemple. En revanche, les bons souvenirs sont liés aux collègues et à celles et ceux avec qui on a partagé les contraintes d’une activité dans des conditions dégradées. Qu’en est-il pour celles et ceux qui n’ont pas rejoint de collègues pendant le confinement ? Le prochain billet abordera les réponses de celles et ceux qui ont travaillé depuis leur domicile.

A SUIVRE

1. J’indique entre parenthèse, après l’extrait d’entretien, le lieu de travail de la personne qui s’est exprimée : AB pour abattoir, SIVEP pour Service d’inspection vétérinaire et phytosanitaire, DD pour Direction départementale et DGAL pour Direction générale de l’alimentation. Les entretiens ont été anonymisés et ne mentionnent pas de lieux ni de noms [↩]