“Moi agricultrice” et “Croquantes” : à propos de deux documentaires sur les femmes en agriculture

Il ne pourrait pas y avoir documentaires plus différents que Moi agricultrice, de Delphine Prunault, et Croquantes, de Tesslye Lopez et Isabelle Mandin. Les deux films abordent pourtant le même thème : celui de l’émancipation des femmes en agriculture. Le premier retrace l’histoire des agricultrices depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en s’appuyant sur des portraits de militantes qui ont participé, de près ou de loin, à l’avancée du droit des femmes. Il y est notamment question de la tardive reconnaissance du statut d’agricultrice ou de la durée du congé maternité, qui a longtemps été plus court pour les agricultrices que pour les salariées. Le second documentaire suit le quotidien d’un groupe de femmes qui se réunissent régulièrement pour parler de leur situation et de leur métier d’agricultrice et qui, au fil des rencontres, sont amenées à repenser leur position aussi bien dans leur exploitation que dans la société en général.

Dans Moi agricultrice, Delphine Prunault part à la rencontre de femmes de générations différentes qui parlent de leurs conditions de vie et de travail. La plus âgée, Michou Marcusse, a 90 ans. Elle raconte la cohabitation, c’est-à-dire sa vie de jeune mariée dans la maison et avec la famille de son mari et se décrit comme le “bouche-trou” des travaux de la ferme, qui devait en outre demander de l’argent à son beau-père pour ses dépenses personnelles. C’est le curé de son village, engagé auprès de la JAC – la Jeunesse agricole catholique – qui encourage son mari et elle à décohabiter. Elle rejoint par la suite un Groupe féminin de vulgarisation agricole où elle se forme notamment à la comptabilité et encourage les femmes à construire leur autonomie et, pour cela, à passer le permis de conduire. Plusieurs femmes témoignent ensuite de leur installation, difficile, dans les années 1980, entre défiance des voisins et incrédulité de leur conjoint lorsqu’elles proposent d’établir un atelier pour élever des ovins, par exemple. Le documentaire rappelle que la mobilisation des femmes est très ancienne, mais qu’elle venait le plus souvent en soutien à celle de leurs époux. A partir de 1983 émerge une mobilisation spécifiquement féminine pour réclamer un statut de co-exploitante pour les agricultrices (“le tracteur était mieux assuré que moi”, raconte Anne-Marie Crolais, une militante syndicale et éleveuse de porcs), des droits à la retraite et un alignement de la durée du congé maternité sur celui des salariées, finalement obtenu en 2019, alors qu’il n’était que de deux semaines jusque dans les années 1980. Ce n’est qu’en 2010 que la loi consacre l’égalité des droits pour le statut.

Michou Marcusse, interviewée dans “Moi, agricultrice”, de Delphine Prunault. Source : Agri71.fr.

Croquantes couvre une période de temps beaucoup plus courte puisque le film suit les rencontres d’un Groupe femmes, animée par le réseau CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) pendant quelques mois. Il ouvre sur une séance d’échanges assez francs et directs autour du cycle menstruel, des règles et de la ménopause et de leurs impact sur la vie à la maison et sur le travail. Un peu plus tard, on les voit participer à un atelier de construction et de réparation mécanique de l’Atelier paysan, au cours duquel elle construisent un chariot destiné à la récolte de tomates sous serre. Outre ces rencontres pendant lesquelles les participantes échangent sur leur situation et leur vie de femme et d’agricultrice, le documentaire s’intéresse à la préparation d’une pièce de théâtre, élaborée à partir de leurs témoignages. La pièce s’avère à la fois libératrice et stressante pour elles, de même que sa représentation, dans une ferme, devant leurs familles, voisins et amis. Enfin, la caméra accompagne quelques-unes des participantes dans leur vie quotidienne, ce qui permet de rencontrer quelques uns de leurs enfants et de montrer ainsi l’intrication de la vie de famille et du travail quotidien, ou d’observer la multiplicité des tâches réalisées, dans les champs, avec les animaux ou au téléphone avec la comptable de l’exploitation.

Même si chacun des documentaires est intéressant pour lui-même, les regarder successivement permet de tisser des liens qui les enrichissent l’un l’autre. Ainsi, Moi agricultrice développe assez longuement la lutte pour la reconnaissance d’un statut d’agricultrice, mais c’est dans Croquantes que l’on apprend que les femmes représentent seulement 27 % des chefs d’exploitation et co-exploitantes en 2023 (contre 8 % en 1980). Par ailleurs, alors que Moi agricultrice propose une conclusion assez optimiste montrant des avancées pour les femmes en agriculture, Croquantes vient rappeler que la lutte n’est jamais finie et que des questions qui se posaient dans les années 1970 (l’autonomie des femmes, le choix de leurs activités dans et hors travail) se posent encore, même si les termes ne sont pas tout à fait les mêmes. Les deux documentaires mettent bien en évidence les divers rôles de ces femmes : agricultrice, épouse, mère et, pour certaines, militantes et représentantes syndicales. Le deuxième montre des femmes qui travaillent tout en surveillant leurs enfants, assis avec elles sur les tracteurs ou s’amusant dans des piscines improvisées avec des bassines agricoles. Enfin, chacun à sa manière, les films se révèlent souvent émouvants, grâce à des histoires et des portraits bien choisis pour l’un et à l’engagement entier des femmes dans la représentation théâtrale pour l’autre. Les voir chanter et jouer est un réel plaisir !

Des femmes du groupe d’agricultrices de “Croquantes”, de Tesslye Lopez et Isabelle Mandin. Source : site internet de T. Lopez.

Toutes ces qualités n’empêchent pas cependant quelques réserves. Alors que les deux documentaires traitent de l’engagement pour une cause, le rapport à la politique y est assez mal traité. Dans Moi agricultrice, alors que toutes les femmes interrogées sont des militantes syndicales, le récit ne l’évoque qu’incidemment, comme si les revendications en faveur des droits des femmes étaient apolitiques et consensuelles parmi les organisations syndicales. Il y a pourtant loin du mouvement des Paysans-Travailleurs à la FNSEA ! Dans Croquantes, le groupe n’est jamais clairement présenté comme lié au réseau des CIVAM, donc favorable à des modèles alternatifs d’agriculture. La fin du reportage, à propos d’une manifestation féministe non agricole qui revendique la convergence des luttes, apparait dès lors un peu incompréhensible, à la fois parce que la présentation du contexte n’a pas été faite précédemment et parce que le groupe de parole d’agricultrices a montré des femmes beaucoup plus prudentes dans leur engagement féministe : des séquences antérieures montrent en effet que ces femmes ne sont pas à l’aise avec la notion de sororité et qu’elles ne se revendiquent pas comme appartenant à un groupe féministe.

Enfin, même si la thématique est très en vogue actuellement (voir ci-dessous), le premier documentaire évoque maladroitement l’idée de qualités proprement féminines qui pousseraient les agricultrices à adopter des modes de production différents, plus respectueux de la nature, sans que rien ne vienne étayer cette affirmation.

Laure Bonnaud, Marc-Olivier Déplaude, Florence Hellec

Pour aller plus loin

Le documentaire Moi, agricultrice, de Delphine Prunault, a reçu le Grand Prix Argent au Festival Écrans Publics 2023. Il est disponible sur LCP jusqu’au 22 mai 2025 : https://lcp.fr/programmes/moi-agricultrice-100707

Croquantes est réalisé par Tesslye Lopez et Isabelle Mandin. Il est disponible sur France télévision jusqu’au 18 décembre 2024 : https://www.france.tv/france-3/pays-de-la-loire/la-france-en-vrai-pays-de-la-loire/5699898-croquantes.html#section-about

Ces deux documentaires font écho à une bande dessinée chroniquée sur le blog Il est où le patron, de Maud Bénézit et Les paysannes en polaire. Il est amusant de constater que l’anecdote qui donne son titre à la BD (un visiteur qui cherche “le patron” en arrivant dans une ferme et n’imagine pas que ce puisse être la femme en face de lui) est racontée dans Moi agricultrice par Christiane Lambert, l’ancienne présidente de la FNSEA.

La page Femmes et milieu rural du réseau CIVAM  : https://www.civam.org/femmes-et-milieu-rural/. On y trouve par exemple un guide d’animation des groupes femmes et diverses ressources, ainsi que des travaux d’étudiantes sur ces groupes (par exemple Le rôle des groupes en non-mixité choisie de femmes agricultrices et rurales dans la transition agroécologique. Etude sur des groupes de femmes de CIVAM locaux de Flora Dupuy).

A lire aussi, une sélection de trois articles scientifiques parmi l’abondante littérature sur les femmes en agriculture :

• Christian Nicourt (2014). “Le lent dévoilement du travail des agricultrices.” VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [Online], Vol. 14, N° 1 
• Clémentine Comer (2022).  “Luttes d’agricultrices ou d’épouses au travail ? Retour sur l’histoire d’un féminisme paradoxal (1970-2010).” Entreprises et histoire, vol. 107, 110-123
• Clémentine Comer (2023) . “Dégenrons et dérangeons : le monde agricole ! » Conscience de genre et politisation professionnelle d’agricultrices.” Revue française de science politique, Vol. 73(4-5), 663-684.