Quel souvenir allez-vous garder de cette période ? [Épisode 2]

Depuis quelques mois, je mène une recherche sur la continuité d’activité des services d’inspection sanitaire des aliments pendant la pandémie de Covid-19. Comme je l’ai expliqué dans un précédent billet, j’ai réalisé des entretiens dans des abattoirs, des postes de contrôle frontaliers, des Directions départementales des populations ou à la Direction générale de l’alimentation. 66 personnes ont pour le moment répondu à mes questions, 25 femmes et 41 hommes, à des niveaux hiérarchiques variés.  À la fin de nos échanges, j’ai systématiquement posé la question “Quel souvenir allez-vous garder de cette période ?”. Ce sont les réponses à cette question qui sont l’objet de cette série de billets. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans une analyse approfondie, mais de permettre la lecture de ces verbatims sur le souvenir de la pandémie.

Le premier billet m’a permis de présenter les réponses d’inspecteurs et inspectrices en abattoir ou en poste frontalier, qui se sont rendus sans interruption sur leur lieu de travail, y compris pendant le premier confinement. Pour ce deuxième billet, je m’intéresse aux réponses de celles et ceux qui ont travaillé depuis chez eux.

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La découverte du télétravail

Beaucoup de mes interlocutrices et interlocuteurs ont découvert à l’occasion de la pandémie le travail à distance, soit total (pour celles et ceux qui étaient affectés en direction départementale ou en administration centrale), soit partiel (en Sivep, le travail a souvent mêlé travail sur site et à distance, selon des modalités diverses). Les réponses évoquent donc ce changement dans leur activité, en commençant par les dotations en matériel. Sur ce sujet, les réponses, mais aussi plus largement les entretiens, sont unanimes : la pandémie a permis d’être doté d’équipements modernes (téléphones mobiles et ordinateurs portables), configurés de façon à travailler à distance, ce qui était présenté comme impossible avant la crise.

Au point de vue pro, on a quand même réussi à avoir des équipements qui tiennent la route, alors qu’on était un petit peu à la préhistoire, niveau équipements. On a eu des portables, des téléphones. (DD)

Au niveau des avancées techniques, on a fait des bons et ça a permis de mettre en place des choses qui sont bien utiles maintenant, et qu’on aurait pas s’il n’y avait pas eu ça. Donc ça c’est principalement autour du télétravail ? Ouais, enfin du télétravail et de toutes les utilisations informatiques, la mise en place de l’informatique. On ne savait pas faire, on ne pouvait pas, gnagnagna… (DGAL)

Ça nous a appris à essayer de travailler autrement et je pense qu’aujourd’hui pour certains, enfin même pour moi aussi, le fait de pouvoir développer les visios, c’est vraiment un outil magique. Ça permet d’avancer quand même différemment. Le partage d’outils via Osmose ou autre Resana, qui permettent de partager des documents, c’est aussi des outils hyper intéressants. On a appris à travailler autrement, donc ça c’est vraiment une chose qui est plutôt intéressante, mais je n’aimerais pas le revivre. (DGAL)

Le fait que l’administration réussisse l’acheminement de ce matériel dans un contexte pandémique et que de nouvelles façons de travailler se mettent en place est également souvent évoqué, principalement sous l’angle de la (bonne) surprise. Avec ces équipements, le travail change et les services comme les personnes s’adaptent. Certains changent d’avis sur le télétravail. D’autres restent un peu méfiants vis-à-vis des nouveaux outils mais concèdent qu’ils pourraient constituer des nouveautés intéressantes. En bref, en peu de temps, l’administration évolue et les réponses rendent compte de cette évolution, parfois avec un peu d’étonnement et d’ironie.

Ce qu’on a retenu, c’était qu’on était capables de s’adapter très rapidement. Ça nous a beaucoup surpris. Quand on voit souvent les critiques sur le manque d’agilité de l’administration française, c’est vrai qu’on ne nous oblige pas à faire la gymnastique quotidiennement donc on perd beaucoup en souplesse, mais néanmoins dans ce cas qui était quand même un cas pratique, un cas d’école assez cataclysmique, on a réussi à s’adapter très rapidement. On a réussi à remettre au travail les gens rapidement, ceux qui n’avaient pas encore d’ordinateur, en faisant des phases d’achat d’ordinateurs et de remise d’ordinateurs aux personnes dans le temps, au fur et à mesure, avec notre Délégation système informatique du SG qui rappelait des gens par paquets pour leur donner les ordinateurs, les mettre en marche, etc. En fait, on a été capables de s’adapter, bien sûr dans une période où l’activité était quand même très réduite. Derrière, est-ce que notre activité était pertinente, est-ce que ça serait réplicable dans une situation de crise différente ? Je ne sais pas du tout, je suis incapable de le dire. Mais en tout cas, on a été capables de le faire. Deuxièmement, ça nous a laissé quand même derrière des traces claires : c’est dans la manière de manager les équipes. On est maintenant vraiment des utilisateurs de la visioconférence, on l’utilise au maximum, on n’hésite pas à en faire. Les cadres ou les agents n’hésitent pas à en provoquer au quotidien. Ça a changé complètement le mode de fonctionnement. (DD)

Moi, j’en retiens quand même beaucoup plus de positif que de négatif. Oui, c’est vrai. C’est vrai parce que ça a induit tellement de changement dans notre façon de travailler que pour moi c’était du positif. Ça a cassé une routine, un mode de fonctionnement, ça a permis de se remettre à jour sur certains points et puis de se remettre en question. Sur notre façon de travailler. Donc c’était positif à ce niveau-là. ( SIVEP)

Il ne fallait pas poser cette question ! Le positif : la découverte du télétravail, qu’il était possible de travailler autrement, en un autre lieu, de pouvoir poursuivre le travail et de ne pas l’interrompre. Ça a été la découverte et je suis revenu sur mon idée première de dire que le télétravail n’est pas pour nous. Maintenant, si on peut en bénéficier aussi, on peut le faire. Pourquoi pas avoir deux jours ? Grand maximum, parce qu’après, ça serait exagéré. Peut-être qu’à ce moment, il y aurait des difficultés pour pouvoir assurer pleinement nos missions. Il faut voir. Je cherche du négatif… (DD)

Ça a mis en place le télétravail, ce qui était difficile à mettre en place au niveau de la direction. La direction était vraiment réticente à ce que des agents soient en télétravail. Après, il faut voir les outils qui ont été donnés : on nous a donné des téléphones portables… sans écran ! (…) On est passé à terme à des ordinateurs portables plutôt que des tours, à des téléphones portables qui ont été proposés quand même, même si ce n’était pas idéal. Il y a eu une mise en place du VPN, ce qui a quand même vachement aidé pour travailler. J’espère que ça a fait un peu bougé les mentalités au niveau de la direction mais je ne sais pas, sur la perception du télétravail parce que dire que le télétravail = vacances, c’est tellement faux ! (SIVEP)

Sur le fait de pouvoir télétravailler, chez nous, c’est une énorme rupture. Il y avait très très peu de télétravail, c’était réservé à quelques agents, et pour les cadres, c’était même pas envisageable. La rupture est énorme. Aujourd’hui, personne ne nous pose la question en tant que chef de bureau de savoir si nos missions sont télétravaillables. C’est terminé. (DGAL)

Le matériel du travail a donc changé, ainsi que ses modalités. La troisième dimension de cette évolution concerne les tâches elles-mêmes et la façon de les réaliser. Ce sujet a généralement été développé précédemment dans l’entretien, car il s’agit d’un changement majeur, mais mes interlocutrices et interlocuteurs le rappellent à ce moment-là. Il concerne particulièrement les SIVEP, où la pandémie a accéléré des projets antérieurs de dématérialisation des procédures. Cela se traduit par l’extension de l’usage des plateformes type Traces-NT, un système d’information de la Commission européenne, mais aussi par la simplification des procédures internes dans les services : des cahiers, des fiches, des impressions disparaissent parce qu’on se rend compte qu’on n’en a plus besoin ou qu’elles font doublon de l’enregistrement informatique.

Ça a fait disparaître la partie papier qui, en interne devait de toute façon être numérisée. La crise a accéléré la dématérialisation qui allait de soi parce qu’à un moment le papier… on ne peut plus travailler comme ça. (SIVEP)

Toute l’organisation, la dématérialisation, le télétravail. Toute l’organisation est celle qui a été mise en place grâce ou à cause du COVID. Et ça a accéléré aussi la dématérialisation des pays tiers dans la certification. (SIVEP)

D’autres changements concernent, de façon moins visible, la circulation de l’information dans les services. Dès lors que les réunions ont lieu en visio, elles ne réunissent pas forcément les mêmes personnes, et elles se déroulent différemment.

Après, il y a vraiment dans la façon de travailler du bureau, un avant, un après, c’est à dire que j’ai switché dans mes contacts professionnels au sein du bureau avec notamment beaucoup plus de relations avec les référents nationaux abattoirs. Et après on a gardé cette façon de travailler, c’est à dire qu’on a des binômes de construction d’instructions techniques avec un chargé de mission – un référent national et on les a beaucoup plus intégrés dans la vie du bureau lui-même, dans nos préoccupations, la façon dont on aborde les sujets, les questions qu’on peut se poser, et cetera. On a une visio hebdomadaire tous les vendredis matin. (…) Donc on a évolué plutôt pour l’intérêt de tous, dans notre façon de travailler, mais ça rejoint ce que je disais, hein, des choses qu’on aurait voulu faire passer, mais où il y avait des réticences, où il y avait des croyances, où il y avait des… Eh là, sous la contrainte, c’est passé, effectivement, tout le monde s’est aperçu que ça fonctionnait bien et donc on l’a maintenu après la période de confinement. (DGAL)

Une occasion pour réfléchir à son métier

Certains changements dans les façons de travailler sont plus individuels. Ils tiennent au fait que la période de la pandémie a été propice à une réflexion sur son métier et la façon de l’exercer, sur ses pratiques et ses connaissances. J’ai retenu pour les illustrer deux témoignages très contrastés : l’un d’un jeune technicien de direction départementale, qui considère que la période du confinement, partiellement en télétravail (car il effectuait aussi des remplacements en abattoir), lui a permis de conforter ses connaissances, de se perfectionner et d’être ainsi plus sûr de lui lors du retour au bureau ; et celle d’un vétérinaire expérimenté pour qui la pandémie a été l’occasion d’enrichir ses compétences en matière d’épidémiologie et de trouver ainsi un plaisir nouveau à son activité.

C’est plus ma montée en compétences sur l’ensemble des domaines qui me change aujourd’hui mes conditions de travail. Je n’ai pas vu forcément de changements par rapport au COVID en lui-même, par rapport à la crise, à la gestion. C’est vraiment sur le rythme comme je disais tout à l’heure, sur mon rythme de travail, que ça m’a vraiment apporté. Du coup, je me sens plus à l’aise. Est-ce que c’est plus une habitude ou non ? Je ne sais pas. Mais ça serait plutôt l’évolution où je me serais senti plus compétent en télétravail, pouvoir gérer plus rapidement. Je pense que la montée en compétences fait aussi que je suis plus à l’aise pour répondre aux professionnels, parce que j’ai plus de connaissances. Mais ça a permis aussi de rechercher, pendant le COVID, de se documenter. (DD)

Après ça resserre toujours les équipes, ce genre de crise, que ça soit des grippes aviaires ou COVID, donc le fait que j’ai pu plus collaborer avec certaines personnes, notamment la direction. Et puis intégrer une autre capacité, qui est celle de gérer des aspects liés à la santé humaine ou pour l’épidémiologique humain. Donc de gérer en organisationnel. De pouvoir apporter de l’information aux collègues sur l’état de l’épidémie. C’est plutôt une période que j’ai trouvé motivante et agréable. (DD)

D’autres réponses témoignent d’un regain d’intérêt pour le contact avec les professionnels, largement empêché pendant le confinement. La période de la pandémie a suscité beaucoup de questions dans les entreprises agroalimentaires ou chez les artisans. Les inspecteurs et inspectrices ont dû accompagner certains d’entre eux, pour conserver leur production lors du confinement, mettre en place de la vente directe ou lors de la reprise d’activité. Cette dimension de leur métier fait partie des bons souvenirs de la pandémie.

Sur le plan personnel, c’est ce que je vous disais : retrouver certaines valeurs qui me plaisent plus. Le côté contrôle fait partie du métier, mais le côté de conseil et d’accompagnement avait un peu disparu, donc je suis content de l’avoir retrouvé. On s’est rendu compte que c’était la solution pour ne pas avoir de problème. Si on laisse seuls les gens, ils ont tendance à aller au plus facile, au plus simple, et on se retrouve avec des bêtises ou des conneries, qui vont un peu plus loin. Je pense qu’il vaut mieux prévenir que guérir. C’est un truc positif. (DD)

Je trouve qu’il fallait montrer aussi aux professionnels qu’ils n’étaient pas tout seuls. Je pense qu’ils ont apprécié parce que ce n’est pas des gros, il y a quand même un contact humain qui est là, qui est fait du fait de cette proximité. Ce ne sont pas des gros opérateurs. Ça, c’est pour les abattoirs, mais même pour les usagers, le fait qu’ils aient toujours réussi à nous joindre pendant cette période-là, il y avait toujours une permanence téléphonique. S’il y avait besoin, ils voyaient qu’on pouvait y aller. Je pense que ce n’est pas anodin. Et même quand ils ont recommencé à reprendre les contrôles, notamment en lait, finalement de voir des gens, ils étaient contents aussi, de se dire « On n’est plus tout seul de notre côté ».  (DD)

Cette réflexion sur le métier a aussi concerné les chefs de service, qui rendent compte de l’analyse de leurs pratiques de management en temps de crise. Les réponses expriment le souhait de tirer des leçons de ce qui s’est passé, afin de vivre différemment une autre pandémie ou de se préparer plus efficacement à un nouvel imprévu. Le sujet qui vient en premier est alors souvent d’être attentif aux autres, de prendre soin de ses collègues, de faire en sorte que l’organisation du travail permette de compter les uns sur les autres, comme l’expriment ces trois chefs de service.

Le gros bilan – je vous l’ai déjà dit – c’est vraiment être encore plus attentif aux collègues. Pour moi, c’est vraiment un des grands regrets de ne pas avoir vu le décrochage de certains et le mal-être de certains. Par téléphone, on ne voit pas. On ne ressent pas, c’est beaucoup plus compliqué. On ressent quand c’est trop tard, quand la personne s’effondre et c’est trop tard. Alors qu’ici au bureau, c’est beaucoup plus simple quand on voit les gens. On passe devant un bureau avec une porte qui est moins bien ouverte, on voit sur un visage quand une personne est en détresse ou qui n’est pas trop bien, on peut arriver à le voir rapidement. Elle s’isole un tout petit peu, elle change de comportement. Pour moi, le bilan c’est ça, ce bilan humain qu’il faut améliorer. Il faut encore être meilleur et être capable de détecter beaucoup plus tôt le mal-être des gens. Après, sur le travail ce n’est pas grave. Le travail, la volumétrie, la qualité du travail a été au rendez-vous, même si la volumétrie a été un peu moins importante. Les gens ont travaillé, on a eu du travail de qualité, sérieux, en conformité avec leur mission. Mais c’est vraiment cet aspect humain que je regrette de ne pas avoir bien apprécié. (DD)

Après, plus globalement, ça a quand même permis aussi de se rapprocher des gens. Certes, on n’était plus là physiquement mais de se dire : qu’est-ce qu’ils font ? où sont-ils ? Voir qu’ils étaient volontaires. Je ne sais pas comment le décrire mais quand même quelque part ça soude une équipe. Et puis de voir quand même que de ce qu’on a connu avant, il y a des choses qui étaient largement améliorables, qu’on a améliorées, et il y a des choses qui existaient et qu’il faut faire attention de ne pas perdre. Je parlais de la partie off, qui est une partie contact humain, qui pour moi est quand même importante.(DD)

Après si ! quand même a posteriori, c’est ce que l’on disait : suivre les agents, ne pas laisser des personnes toutes seules dans leur coin. (DGAL)

 

Les souvenirs personnels

Lorsque j’ai décidé de poser systématiquement la même question à toutes mes interlocutrices et tous mes interlocuteurs en fin d’entretien, je n’avais pas d’attentes bien définies. Il me semblait simplement que cela permettait d’aborder des sujets que j’aurais négligés dans l’échange qui la précédait. Chaque entretien a duré environ une heure, et portait uniquement sur les conditions de travail, l’organisation, les tâches de la période Covid. Je ne m’attendais donc pas forcément à des réponses sur la vie personnelle et familiale. Pourtant, la moitié des réponses aborde ce sujet. Ce constat est intéressant car il corrobore celui des historiens et historiennes de la grippe espagnole, qui insistent sur la mémoire familiale des pandémies. Cependant, alors que les traces qu’ils analysent renvoient le plus souvent au souvenir d’événements graves (décès familiaux, enfants laissés orphelins, ancêtres malades au long court, etc.), les réponses à ma question racontent plutôt des moments heureux. Ainsi, c’est majoritairement ce thème qui donne aux réponses une tonalité positive ou balancée. Pour beaucoup, la pandémie a d’abord été un moment pour se retrouver en famille, passer du temps avec son ou sa partenaire, avec ses enfants et faire des activités avec eux, comme cuisiner ou faire du sport.

La famille. Voilà, c’était la bulle. On n’a pas de voisins, on est que nous, donc la bulle. (AB)

Je garde le positif : j’ai profité de mon fils ! [Rires] J’évite de garder le négatif. C’est pour ça que j’ai moins de souvenirs sur tous les trucs négatifs. Je suis de nature à essayer d’effacer ce qui n’est pas bien, et de garder ce qui est positif. J’ai pu profiter avec mon fils, être tout le temps avec lui. Je n’aurais pas pu le voir si j’avais été au travail. (SIVEP)

C’était différent ! Je conserve le souvenir d’avoir pu profiter de notre maison nouvellement aménagée, et de cette période de la vie de mon fils. On a plus profité de lui que s’il avait été chez la nourrice et nous au travail. Je pense que ça sera de bons souvenirs. (SIVEP)

Personnellement, familialement, ma femme s’est retrouvée totalement dématérialisée (sic), à la maison. Mes filles, que je ne voyais pas souvent, elles se sont retrouvées à la maison donc c’était quelque chose de chamboulé, mais je me suis retrouvé en famille de nouveau, avec mes filles, à faire du sport à la maison, tous ensemble… c’était bien ! (Grand sourire) Et au boulot, une nouvelle façon de travailler. Donc non, c’est pas quelque chose qui m’a dérangé. Je l’ai personnellement assez bien vécu ! (SIVEP)

Mes interlocutrices et interlocuteurs abordent également souvent le sujet de leurs parents, qui habitent parfois loin et dont ils et elles voulaient prendre soin. Beaucoup racontent leur avoir rendu visite, même lorsque les déplacements étaient restreints. Ces souvenirs sont plus mitigés, car la joie de se retrouver était tempérée par la crainte d’apporter malgré soi la maladie.

Ce que je retiens, j’ai des parents qui sont plus âgés, ils étaient là : « Venez pas nous voir, hein, parce que… ». J’ai jamais été contrôlée mais j’ai pris ma voiture pour aller voir mes parents, hein ! Et puis avec mes parents, on se parlait mais dehors… Mais on y est allé. Attendez, à un moment, les anciens qui ne voient plus personne, j’imagine que ça devait être très, très dur, pour les personnes âgées ! Des gens qui ne voyaient plus personne. Oui, on a pris soin de nos parents. Oui, on a continué, on l’a fait un peu, comme on dit, dans la nuit. Mais voilà, à la campagne c’était différent, on voyait quand même des gens ! (AB)

À titre personnel, après : on a bien cuisiné, on a fait plein de choses qu’on ne faisait pas d’habitude, voilà. Plus compliqué parce qu’on habite loin de la famille, donc on a été des mois sans voir la famille parce qu’on n’avait pas le droit de se déplacer et qu’on est loin. J’avoue qu’on a même été des fois à la limite. Parce qu’il y a 300 km et qu’on avait pas le droit d’y aller, donc voilà. Donc vous avez pris les petites routes ? Oui, non, on y a été. On a dit : ils ont plus de 70 ans, ils sont âgés, on a le droit d’y aller. Parce qu’ils en avaient besoin et parce qu’on en avait besoin. (DD)

L’évocation de la vie de famille est le plus souvent heureuse. Cependant, certaines de mes interlocutrices ont également témoigné de la charge qu’elle représentait. Alors que les journées de travail étaient particulièrement chargée sur site (en abattoir ou en SIVEP), elles étaient très attendues de retour à la maison, sans possibilité de se reposer. En temps normal, l’organisation de la journée de travail permet d’avoir une pause pour soi en rentrant, avant que les enfants ou le conjoint ne reviennent. Là, ce n’était pas possible puisque tous les autres membres de la famille étaient confinés.

Des périodes assez dures parce qu’effectivement de grosses journées au travail, et en arrivant à la maison, plus de répit parce que mes deux filles sont petites (là elles ont 10 et 6 ans, donc il y a trois ans elles étaient encore plus petites). Ça et mon conjoint qui était à la maison. Eux ne sortaient pas, ils étaient contents que je revienne du monde, on va dire “extérieur”, pour savoir ce qui s’était passé, si ça allait… et du coup c’était des grosses journées ! Après, ça s’est fait et s’il fallait refaire, on le referait, mais c’était une période assez lourde quand même. (AB)

Enfin, de très nombreuses réponses abordent des sujets liés à la vie personnelle pour lesquels le Covid ne constitue qu’un contexte lointain. 2020 ou 2021 sont le moment où un enfant est né, où l’on a divorcé, où l’on s’est séparé de son ou sa partenaire, où l’on a déménagé, parfois dans des circonstances rocambolesques en raison du confinement, où l’on a réalisé des travaux dans la maison tout juste construite… En ce cas, le souvenir est d’abord lié à des étapes marquantes de la vie personnelle, rendues un peu plus compliquées ou bizarres en raison des circonstances.

Une expérience parmi tant d’autres. Et puis je vous dis, moi, je cumulais, parce que j’étais en plein divorce. Entre l’avocat et tout pendant le confinement, les heures ici, la tête comme ça, le banquier qui prend la tête, c’était… Oui, je pense que je m’en souviendrai pour l’ensemble en fait, parce que j’avais ça et le confinement. Mais j’ai toujours cette image des routes et tout ça le matin ; le goudron n’était pas noir, il était poussiéreux partout, c’était rigolo. (AB)

En conclusion, je suis très contente d’avoir posé cette question, en raison de la richesse des réponses. Certains d’entre elles ouvrent des pistes d’analyse, d’autres sont pour moi complètement inattendues, toutes témoignent d’une expérience à la fois commune et singulière de la pandémie. Le rapport en préparation sur cette enquête abordera uniquement les enjeux de la pandémie pour le travail et l’organisation, il me paraissait bien de rendre compte de la diversité des expériences qui ont été évoquées avec moi.

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