“Toxicily”, un film documentaire de François-Xavier Destors

« Qu’il est dur de savoir, quand le savoir est inutile » : c’est sur ce vers amer de Sophocle que se clôt Toxicily, un film documentaire réalisé par François-Xavier Destors, en collaboration avec le géographe Alfonso Pinto. À Augusta, près de Syracuse en Silice, s’est développé à partir de la fin des années 1940 un gigantesque complexe industriel autour d’une raffinerie important du pétrole du Moyen Orient. Bien que la caméra ne pénètre jamais à l’intérieur de la raffinerie ou des usines, il est impossible d’échapper à leur emprise : de la plage au maquis, de la fenêtre d’un train jusqu’au balcon de son appartement, les installations industrielles sont omniprésentes.

Le film se focalise sur les conséquences délétères des activités pétrochimiques sur l’environnement et la santé des habitants : cancers, leucémies, enfants naissant avec des malformations congénitales… Les ouvriers travaillant dans les usines ne sont pas les seuls à tomber malades : ce sont aussi leurs proches et l’ensemble des habitants qui sont touchés, en raison de la pollution généralisée des sols, de l’air et des eaux.  Certaines zones du territoire se sont également transformées en décharges, où d’énormes quantités de déchets sont déversés de manière illégale. Sur d’autres, pourtant signalées par des panneaux alertant sur la pollution des sols, on voit des animaux paître… Dans cette région, c’est toute la chaîne alimentaire qui est contaminée, des poissons jusqu’aux légumes cultivés à proximité des usines.

À l’exception des scènes de nuit, où l’on voit la raffinerie briller de mille feux, le film est tourné dans une lumière trouble, un peu grise. À travers la beauté de certains plans, il nous  communique aussi la fascination qu’on peut  ressentir à la vue de telles installations, ne serait-ce que par leur gigantisme. Le film comprend aussi beaucoup d’images d’archives, comme celles issues d’un film de propagande présentant la pétrochimie comme l’avenir de la Sicile, ou d’autres montrant les démolitions de maisons expropriées pour permettre aux industries de s’étendre dans les années 1970. On est loin de la Sicile des guides touristiques, même si le film se termine par les images d’une fête traditionnelle et d’un spectacle dans le théâtre antique de Syracuse. Le contraste qui en résulte n’en est que plus saisissant.

Dans le dossier de presse produit à l’occasion de la sortie du film, François-Xavier Destors et Alfonso Pinto expliquent qu’il ne leur a pas été facile de trouver des personnes acceptant de parler de ces pollutions devant la caméra. Le film ne comprend ainsi pas de témoignages de salariés des usines. Les visages que l’on voit sont ceux d’habitants et d’habitants qui ont entrepris de dénoncer les conséquences des activités pétrochimiques sur leur environnement et leur santé. On y rencontre ainsi une adolescente, Chiara, opérée à l’âge de 7 ans d’une grave maladie, et qui ne sait pas si elle pourra un jour avoir un enfant, ou encore un ancien ouvrier, Andrea, qui a commencé à militer pour une association de défense de l’environnement dans les années 1980. On y voit également un prêtre, Don Palmiro, qui prononce chaque mois des messes à la mémoire des habitants décédés suite à des cancers. Dans une séquence poignante, on le voit se rendre dans un cimetière. Plusieurs plaques comportent des photos de bébés ou de très jeunes enfants. Puis un plan plus large nous montre ce même cimetière, avec la raffinerie en arrière-plan.

Toxicily est un film sombre, à l’image de la citation qui clôt le documentaire. Certes, on voit bien des femmes et des hommes qui dénoncent les pollutions, les maladies et les décès qu’elles entraînent. Certes, en 1998, l’État Italien a reconnu officiellement la gravité de la situation, et classé plusieurs communes comme « sites d’intérêt nationaux pour la dépollution ». Mais aucune opération de dépollution n’a encore été entreprise à ce jour. Et les habitant.es qui se battent semblent bien isolé.es.

Le film dit peu de choses de la mafia.  Cela surprend un peu, son rôle ayant été bien documenté à propos  de son rôle dans le déversement ou l’enfouissement de déchets dangereux dans la région napolitaine. Cependant, dans d’autres lieux où l’emprise du crime organisé est moins évidente, de telles situations perdurent, tant ces activités industrielles sont jugées importantes pour les autorités locales et les États, et tant, pour beaucoup d’habitant.es, il faut bien gagner sa vie… Au-delà du cas de la Sicile, Toxicily nous offre une méditation douloureuse sur le lourd héritage de la pétrochimie pour les populations vivant dans ces territoires  durablement pollués. Seule une surprenante séquence, où la caméra nous emmène dans un hangar abandonné à l’allure de cathédrale, dont les formes sculpturales se découpent sur le ciel bleu, ouvre sur un avenir où ces installations industrielles ne seront plus que ruines d’un temps peut-être oublié.

Le dossier de presse du film (avec une interview de François-Xavier Destors et Alfonso Pinto) : ici.