Dans les archives de Raymond Février #1 – Tester les porcs pour mieux les sélectionner (1945-1960)

 

Dans cette nouvelle série de billets, je vais laisser de côté les porcheries industrielles qui se sont développées en France entre les années 1860 et 1930, et dont j’ai parlé dans des billets précédents (ici et ici). Ces porcheries ne disparaissent pas dans les années d’après-guerre, loin de là. Au milieu des années 1960, elles représentaient toujours plus de la moitié des structures d’engraissement de plus 250 porcs, et même les trois-quarts de celles comptant plus de 1000 animaux¹.

Durant l’entre-deux-guerres, des agronomes, des zootechniciens et des vétérinaires voyaient ces porcheries industrielles comme un progrès par rapport aux porcheries agricoles. Elles permettaient à leurs yeux de valoriser des déchets urbains ou industriels et de produire plus de viande à faible coût. Elles étaient même vues comme un moyen hygiénique d’utiliser ces déchets, dont certains étaient source de nuisances importantes, comme les résidus de fabrication et les eaux de lavage des laiteries (voir ici). Cependant, dans les années d’après-guerre, ces porcheries ne sont plus considérées par les agronomes, zootechniciens et vétérinaires que comme un pis-aller. Désormais, c’est le modèle danois qui fait figure de référence : l’engraissement des porcs doit être réalisé prioritairement dans les fermes, mais en intégrant les progrès de la science, notamment dans le domaine de la génétique et de la nutrition.

Le zootechnicien Raymond Février, qui a dirigé la première station d’expérimentation porcine de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) à partir de 1946, puis la Station de recherche sur l’élevage de ce même organisme à partir de 1951, est exemplaire de cette nouvelle approche. Investi non seulement dans des activités de recherche, mais aussi de vulgarisation auprès du monde agricole et d’expertise pour les pouvoirs publics, Raymond Février est une figure centrale de la recherche zootechnique dans les années d’après-guerre. Cette série de trois billets s’appuie principalement sur les dossiers de travail que Raymond Février a déposés auprès des Archives nationales en 2012.  Je n’ai exploité qu’une petite partie de ce fonds : celle correspondant aux années 1945-1960, durant lesquelles il consacre une partie importante de son activité à la recherche zootechnique. Il s’orientera ensuite vers des tâches principalement institutionnelles qui l’amèneront à devenir directeur général de l’INRA en 1974. Ces billets s’appuient également sur d’autres sources,  dont les archives du ministère de l’Agriculture et du Commissariat général du Plan, dans lequel Raymond Février s’est investi dans les années 1950, et des revues spécialisées (comme la Revue de l’élevage et Le porc. Revue mensuelle de l’élevage du porc, des commerces et des industries qui s’y rattachent). J’ai également consulté l’entretien réalisé en 1996 avec Raymond Février pour les archives orales de l’INRA.

 

Raymond Février et le développement des expérimentations sur les porcs à l’INRA

Né en 1920 et fils d’un fonctionnaire des Postes devenu député en 1924 et ministre du Travail dans le deuxième gouvernement du Front populaire en 1937, Raymond Février est reçu à l’Institut national agronomique (« l’Agro ») en 1940. En 1942, il rejoint le laboratoire de recherche annexé à la chaire de zootechnie de l’Agro, alors occupée par André-Max Leroy. Ce dernier, figure centrale de la zootechnie française de l’époque et auteur d’un manuel sur l’élevage du porc réédité pendant plus de trente ans², lui a en effet proposé une bourse de 2 ans, financée par des fabricants d’aliments pour le bétail. Dans le laboratoire, localisé à l’Agro à Paris et accueillant d’autres jeunes diplômés financés de la même manière, il est initié au dosage des constituants des aliments pour le bétail. Il participe en 1944 à une expérimentation sur les levures de distillerie, également financée par des industriels. Peu après la Libération, l’organisation professionnelle des industriels de l’alimentation animale lui propose un poste, qu’il accepte d’abord, avant d’y renoncer. En effet, le Service de la recherche et de l’expérimentation, qui supervise les stations, laboratoires et domaines de l’ex-Institut des recherches agronomiques³, ouvre alors un concours pour des chercheurs en zootechnie. Raymond Février y est reçu comme chef de travaux en février 1945.

Au même moment, André-Max Leroy obtient la possibilité d’utiliser la porcherie du château de Bois-Corbon, situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Paris et affecté à l’École des gardes-pêche. En effet, un industriel marseillais lui a alors proposé de réaliser une expérimentation sur des aliments concentrés irradiés pour les porcs.  Cependant, son principal objectif est de « créer une station expérimentale sur le modèle danois »⁴. Il propose à Raymond Février d’y superviser les expérimentations. En 1946, l’INRA nouvellement créé fait de la porcherie de Bois-Corbon une station expérimentale et nomme Raymond Février directeur de la station. Ce dernier participe ensuite à la création du Centre national de recherche zootechnique (CNRZ) de l’INRA, inauguré à Jouy-en-Josas en 1951. Il y est nommé directeur de la Station de recherche sur l’élevage, fonction qu’il exerce durant toutes les années 1950, avant d’être nommé inspecteur général en 1961, toujours au sein de l’INRA, où il assure le suivi des recherches en production animale et aussi, à partir de 1964, en économie rurale.  

 

 

Durant les années 1945-1960, les installations dévolues aux expérimentations sur les porcs s’étoffent progressivement. À Bois-Corbon, il faut faire avec le bâtiment déjà existant du château, qui ne peut accueillir qu’une trentaine d’animaux. En 1948, l’INRA ouvre une deuxième porcherie dans le domaine expérimental de la Minière, qui permet de loger davantage d’animaux.  En 1952, les porcheries du CNRZ accueillent 272 animaux au total.

À partir de 1951, l’INRA fait construire au CNRZ des porcheries entièrement climatisées, permettant un contrôle poussé de l’environnement des animaux. Une première porcherie de 200 places, alors présentée comme la plus moderne d’Europe, ouvre en 1953. Une autre, de 240 places, ouvre en 1957 grâce à une subvention du Commissariat à la productivité. Les porcheries du CNRZ, auxquelles s’ajoutent des parcs, peuvent accueillir un millier d’animaux à la fin des années 1950⁵. À ces installations s’ajoutent des salles d’abattage, permettant une analyse des carcasses des animaux élevés en station. Les effectifs employés (ouvriers, techniciens, chercheurs) croissent. Au total, le personnel scientifique et technique du CNRZ passe de 64 personnes en 1952 à 172 en 1958⁶. A cette date, 400 personnes au total sont employées par le CNRZ. Au personnel de l’INRA s’ajoute des ingénieurs et techniciens employés par des instituts techniques et des ingénieurs détachés par des firmes privées et des organismes professionnels. Enfin, des recherches sur les porcs sont menées dans d’autres stations du CNRZ, dont celle de physiologie animale (qui travaille  notamment sur les techniques de reproduction), créée en 1951, et celle de génétique animale, créée en 1960.  En 1955, le tout nouveau Centre technique de la salaison, de la charcuterie et des conserves de viande (CTSCCV) installe également à Jouy un atelier de charcuterie, où l’on fabrique des jambons à partir des porcs issus des porcheries expérimentales, et dont la qualité est également testée.

 

 

De nouvelles méthodes de testage des animaux

Conduites sous la direction d’André-Max Leroy, les premières recherches de Raymond Février portent sur l’alimentation animale.  Durant les années 1950, il développe également des travaux sur l’emploi des antibiotiques pour les animaux. Sur les 21 articles qu’il publie entre 1952 et 1959 dans les Annales de zootechnie, une revue éditée par l’INRA, 10 portent sur l’alimentation animale, et 8 sur les antibiotiques.

Cependant, ces recherches, qu’il confie progressivement à d’autres chercheurs, ne reflètent qu’une petite partie de l’activité de Raymond Février durant les années 1945-1960. Dès son arrivée à Bois-Corbon, il consacre une partie importante de son travail au développement du « progeny-test », qui consiste à mesurer (ou « contrôler ») les performances d’engraissement d’un lot de porcelets issus d’un même verrat. Si l’opération est effectuée sur un nombre suffisant de verrats, il devient possible de sélectionner ceux dont les descendants ont obtenu les meilleurs résultats pour les utiliser dans les élevages de sélection. Ce dispositif est inspiré des stations de testage créées au Danemark au début du 20^e siècle, qu’André Max Leroy avait promues dès le congrès sur l’élevage et l’alimentation du porc organisé par la Société nationale d’encouragement à l’agriculture en 1928⁷. Raymond Février se rend lui-même au Danemark à deux reprises, en 1947 et en 1953. Il voit également le Danemark comme un modèle, tant au niveau de l’organisation de la recherche zootechnique que de celle de la filière porcine, depuis la sélection et l’élevage des animaux jusqu’à leur abattage⁸.

Le testage des verrats débute en 1947. Les porcelets issus des animaux testés sont engraissés suivant un protocole strict, puis abattus. Comme Raymond Février l’explique en 1953 :

« le principe [de ce contrôle] est simple : pour apprécier la valeur génétique d’un reproducteur, on soumet une fraction de sa descendance à un engraissement standard, puis après abattage à un poids donné, à une découpe standard⁹. »

Les mesures effectuées portent sur l’indice de consommation (c’est-à-dire sur la quantité de nourriture nécessaire pour produire un kilogramme de viande), la rapidité de croissance et la qualité de la viande⁹. Grâce à un milieu contrôlé, cette méthode permet d’évaluer non seulement les performances mais aussi les aptitudes, en isolant les facteurs génétiques des facteurs d’environnement. La méthode est améliorée au cours du temps, les verrats testés étant classés en fonction des notes attribuées à leurs descendants¹⁰.

Le développement du testage de la descendance nécessite non seulement un travail de conception, de définition de protocoles et d’organisation (pour former le personnel, définir la composition des rations, les méthodes de découpe et de mesure des carcasses, etc.), mais également un lourd travail institutionnel. En effet, cette méthode suppose tout d’abord de disposer de bâtiments à l’ambiance contrôlée (et donc coûteux) et suffisamment grands pour tester la descendance d’un grand nombre de verrats. Cela suppose donc l’obtention de moyens conséquents, que Février n’a de cesse de réclamer, y compris dans les groupes de travail du Commissariat général du Plan dans lesquels il siège à partir de 1952-1953. En outre, pour développer le testage, il faut des animaux. Tester la descendance d’animaux pris au hasard n’aurait aucun sens, puisque le but du contrôle de descendance est d’identifier les meilleurs verrats, en vue de d’améliorer la qualité génétique de l’ensemble du cheptel. Raymond Février noue ainsi une collaboration étroite avec le syndicat gérant le livre généalogique du porc Large White, créé en en 1927 et hébergé dans le laboratoire d’André-Max Leroy à l’Agro, qui a participé à sa création. Le syndicat, qui est chargé de promouvoir la race Large White et s’assure que les animaux produits par ses membres sont conformes aux standards de cette race, soutient en effet le développement d’un testage des verrats basés sur le contrôle de leur descendance. En 1950, le président du syndicat s’adresse ainsi à ses adhérents : « L’hésitation n’est pas permise, car toutes facilités sont offertes par notre ami Février. Faites donc contrôler vos verrats de service ! »¹¹

À partir de 1946, le secrétariat du syndicat est confié à Pierre Zert, également diplômé de l’Agro, fonction qu’il assure jusqu’à la création du CTSCCV, dont il est nommé directeur. Des éleveurs membres du syndicat fournissent ainsi des porcelets aux porcheries du CNRZ. Ils s’engagent contractuellement à suivre des règles strictes (et notamment à fournir des porcelets issus de la descendance de tous leurs verrats), en échange de quoi ils peuvent bénéficier de l’appellation « élevage testé ». Les porcelets issus d’élevages de porcs Large White représentent la majeure partie des animaux testés, auxquels s’ajoutent ensuite des porcs issus d’éleveurs membres du Livre généalogique du porc français de type danois, créé en 1952. Des tests sont aussi effectués pour des porcs de races du sud-ouest dans une porcherie située à Bourran, dans le Lot-et-Garonne.

Le développement de ces activités de testage repose sur l’idée que l’amélioration de la qualité génétique du cheptel constitue l’un des deux principaux moyens, avec l’alimentation, pour améliorer la qualité des porcs produits et la rentabilité économique de l’élevage porcin. Il s’appuie sur une conception de la sélection qui diffère de celle qui était alors couramment pratiquée, consistant à évaluer la qualité des reproducteurs suivant leurs attributs extérieurs (conformation, couleur de la robe, aplomb etc.). De la qualité des reproducteurs (mâles) ainsi sélectionnés, devait découler celle de leur descendance.  Cette pratique de la sélection conduisait à comparer les mérites des races entre elles. C’est sur cette conception que repose les concours agricoles pratiquement depuis leur création¹². Cette conception de la sélection est cependant contestée à partir de l’entre-deux-guerres, pour deux raisons : d’une part, on constate qu’il n’y a pas de corrélation entre les qualités extérieures de l’animal et celles de sa carcasse et, d’autre part, les salaisonniers réclament des animaux moins gras. En 1933, cela conduit à la mise en place, au sein du Concours général agricole, d’un concours de porcs abattus. Les premiers comptes rendus du concours sont rédigés par André-Max Leroy, puis par Raymond Février à partir de 1949. Les concours de porcs abattus mettent en évidence des écarts importants entre les notes obtenues par les animaux vifs et celles attribuées à leurs carcasses. Ils montrent également qu’il peut y avoir une grande hétérogénéité parmi des animaux appartenant à la même race, et donc que la souche importe autant, sinon plus, que la race. Le développement du contrôle de descendance vise donc à orienter le travail des sélectionneurs vers la production de verrats ayant une génétique plus conforme aux attentes des salaisonniers, soit des verrats dont la descendance a des carcasses peu grasses. L’avantage est également économique : un porc moins gras est, en théorie, moins coûteux à produire car il faut davantage d’énergie pour produire un kilogramme de gras qu’un kilogramme de muscle.

 

 

Cette méthode de testage présente toutefois des inconvénients importants : elle est coûteuse et lente. Au début des années 1960, les stations du CNRZ ne peuvent tester la descendance que de 150 verrats par an, alors qu’il faudrait en tester au moins 800 pour avoir un effet significatif sur la qualité génétique du cheptel¹³. R. Février échoue à obtenir la construction d’autres stations de testage de la descendance, en raison de leur coût, tant en investissement qu’en fonctionnement. En outre, il faut attendre que les verrats soient âgés d’au moins 18 mois pour que leurs descendants soient testés, ce qui réduit fortement les possibilités de les employer comme reproducteurs dans les élevages de sélection. Aux limites inhérentes à cette méthode, deux autres facteurs limitent la diffusion des progrès génétiques réalisés dans les stations de contrôle. D’une part, il faut attendre 1954 pour que la monte publique des verrats commence à être réglementée, c’est-à-dire pour que les propriétaires de verrats aient l’obligation d’utiliser des verrats répondant à certains critères de qualité, comme l’inscription à un livre généalogique. D’autre part, alors que l’insémination artificielle est déjà largement pratiquée pour les bovins¹⁴, elle n’est pas au point pour les porcs, ce qui empêche de diffuser à grande échelle la semence des verrats d’élite.

Les recherches conduites sur les porcs au sein du CNRZ ont toutes une finalité pratique immédiate : il s’agit d’améliorer la qualité des porcs produits en France, afin qu’ils répondent mieux aux attentes du marché, et de réduire leur prix de revient, pour améliorer les revenus des agriculteurs. Cette dimension pratique d’une activité scientifique tout entière conçue comme un moyen de transformer le monde se traduit par l’importance que Février consacre à des activités de vulgarisation, visant à populariser les résultats de la science auprès des agriculteurs. Elle se traduit également dans sa participation à des instances d’expertise et à l’élaboration des documents à destination des gouvernants. Cela sera l’objet des deux prochains billets !

1. Commission des Communautés européennes, « La production de produits animaux dans des entreprises à grande capacité de la CEE. Nombre et formes dans le secteur de l’engraissement de porcs, de veaux et de jeunes bovins », Informations internes sur l’agriculture, 23, 1968, p. 1-148. [↩]
2. A.-M. Leroy, Le Porc. Élevage, engraissement, reproduction, Paris, Hachette, 1^ère édition, 1937. La dernière édition date de 1969. [↩]
3. G. Denis, « Une histoire institutionnelle de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) – Le premier Inra (1946-1980) », Histoire de la recherche contemporaine. La revue du Comité pour l’histoire du CNRS, vol. 3, n° 2, 2014, p. 125‑136. [↩]
4. Note au sujet du Domaine de Bois-Corbon, juillet 1946, Fonds Raymond Février, Archives nationales (AN par la suite) 20170135/1. [↩]
5. INRA, Le centre de recherches zootechniques de Jouy en Josas, Paris, La Documentation française, 1958, AN 20170135/3. [↩]
6. Note sur le CNRZ, non datée (vers 1959), AN 20170135/3. [↩]
7. Voir par exemple la description qu’il en fait dans un article écrit à la suite d’un voyage au Danemark organisé par l’Union nationale des éleveurs de porcs : A.-M. Leroy, « Principes de la sélection des porcs au Danemark », Le Porc, n° 6-7, 1933, p. 21-23. [↩]
8. Lettre de R. Février à l’Inspecteur général de la recherche agronomique, 12/11/1953, AN 20170135/3. [↩]
9. Lettre de R. Février au directeur de l’INRA, 15/07/1953, AN 20170135/3. [↩] [↩]
10. R. Février, « La sélection du porc grâce au testage », 1962, AN 20170135/7. [↩]
11. Bulletin intérieur du herd-book du porc Large White, n° 2, 1950, p. 27. [↩]
12. Voir J.-L. Mayaud, 150 ans d’excellence agricole en France : histoire du Concours général agricole, Paris, Belfond, 1991, et  L. Brassart, « Comment fabriquer un bel animal d’élevage ? Pratiques, savoirs et politiques de la reproduction des animaux de rente (xvii^e-xix^e siècle) », Revue de synthèse, vol. 145, n° 1-2, 2024, p. 51-82. [↩]
13. Lettre de M. Molenat, chercheur à la Station centrale de génétique animale du CNRZ au chef de la section technique Productions animales du ministère de l’Agriculture, 29/12/1964, AN 19870111/6. [↩]
14. Voir B. Vissac, Les vaches de la République. Saisons et raisons d’un chercheur citoyen, Paris, INRAE, 2002. [↩]

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