Dans les archives de Raymond Février #2 – Moderniser la production porcine sans l’industrialiser (1945-1960)

Dans ce billet, je poursuis ma plongée dans les archives du zootechnicien Raymond Février, spécialiste en production porcine et directeur de la première station d’expérimentation porcine de l’INRA en 1946. Dans mon billet précédent, j’ai présenté les recherches que Raymond Février a développées dans les années 1945-1960, notamment dans le domaine de la génétique.  Je vais m’intéresser ici à une autre composante de l’activité de Raymond Février durant cette époque : son travail de vulgarisation auprès du monde agricole. Ce dernier prend des formes très diverses : articles dans la presse agricole ou dans les suppléments agricoles de la presse quotidienne nationale, « causeries » à la radio, rédaction de brochures à destination des agriculteurs, participation à des journées d’information (comme les « journées du porc », organisées dans plusieurs localités à partir de 1954) ou à des concours de porcs abattus à Paris et en province, interventions auprès de groupements d’agriculteurs tels que les CETA¹, etc. À partir de 1955, Raymond Février conduit ce travail en relation étroite avec Pierre Zert, nommé cette même année directeur du tout nouveau Centre technique de la salaison, de la charcuterie et des conserves de viande (CTSCCV). Il se rend avant tout dans les régions où l’élevage porcin est le plus développé, c’est-à-dire en Bretagne, suivie du nord de la France et du sud-ouest.

Faire de l’ouest de la France le « Danemark français »

Au moins jusqu’en 1958, les textes de vulgarisation de Raymond Février défendent une conception bien précise de l’élevage porcin : celui-ci doit être effectué par des agriculteurs ayant de petites exploitations de polyculture-élevage. Les porcs doivent être nourris en priorité avec les aliments produits par la ferme, idéalement des tubercules (pommes de terre, topinambour) et du petit lait, auxquels peuvent s’ajouter d’autres plantes fourragères (betterave notamment) et des céréales secondaires (orge, seigle, avoine), à condition qu’elles proviennent également de la ferme. Les truies et leurs porcelets doivent être élevées au maximum en plein air, tandis que les porcs à l’engrais doivent être logés dans des bâtiments, pour faciliter la distribution de la nourriture et les protéger des intempéries.

Pour Raymond Février, l’élevage porcin doit rester un complément des autres productions de la ferme et un moyen pour les agriculteurs de maximiser leurs revenus. Comme pour le développement du testage des verrats basé sur le contrôle de leur descendance (voir le billet précédent), cette conception est inspirée du Danemark, qui est vu comme le modèle à suivre. Dans ce pays, le développement des coopératives laitières à partir des années 1860 s’est accompagné d’un essor rapide des porcheries dans les fermes, où les animaux sont nourris à partir du petit-lait rétrocédé aux éleveurs et de céréales et de tubercules². En France, une région est vue comme particulièrement propice à l’élevage porcin ainsi conçu : la Bretagne et les départements voisins. L’ouest de la France se caractérise en effet par une prédominance de petites exploitations de polyculture-élevage, par une main d’œuvre agricole abondante, et par des sols se prêtant à la culture de la pomme de la terre et de l’orge. À partir de 1957, Raymond Février défend même l’idée que l’ouest de la France pourrait devenir le « Danemark français »³.

Notice de Raymond Février pour “Le Guide de l’agriculteur”, 1957. Source : Archives nationales (AN) 20170135/7.

Selon Raymond Février, l’élevage porcin ainsi pratiqué offre plusieurs avantages. Il présente, en premier lieu, des avantages économiques. Il permet de valoriser des terres inadaptées à la production de céréales nobles (comme le blé) et plus propices aux cultures fourragères, comme l’orge ou les tubercules. En outre, en minimisant les achats, il économise de nombreux frais liés au stockage et au transport des matières premières, ainsi qu’à la rémunération des intermédiaires. Enfin, il n’implique pas de frais salariaux, puisqu’il permet simplement d’occuper à plein temps la main d’œuvre familiale déjà présente sur la ferme. Sur un plan macroéconomique, cet élevage doit également permettre de valoriser sur le sol français les productions céréalières excédentaires, plutôt que de les exporter au prix de subventions coûteuses pour les pouvoirs publics. En second lieu, cette forme de production porcine présente également des avantages sociaux, puisqu’il contribue à occuper à plein temps la main d’œuvre familiale et à augmenter le revenu des exploitations. Le développement de la production porcine à la ferme pourrait ainsi contribuer à résoudre l’excès de main d’œuvre à la campagne, notamment en Bretagne. Enfin, en dernier lieu, elle présente des avantages techniques. Les animaux nourris au moyen de fourrages grossiers donnent des carcasses plus maigres, recherchées par les salaisonniers. Ils sont en outre moins vulnérables aux maladies que les porcs engraissés dans les porcheries industrielles,  l’idéal étant pour les agriculteurs d’engraisser leurs propres porcelets, de manière à réduire les brassages d’animaux.

Suivant cette conception, les porcheries industrielles (dont j’ai analysé ici le développement en France à partir de la fin du 19^e siècle) ne sont pas un modèle à suivre, tant pour des raisons économiques que sanitaires. Leur rentabilité est jugée moindre que celle des élevages fermiers, car elles sont confrontées à des risques sanitaires plus importants, doivent acheter (même à faible prix) la totalité des aliments donnés aux animaux, nécessitent souvent d’embaucher des salariés et sont soumises à un régime fiscal moins favorable que celui des exploitations agricoles. En outre, elles produisent souvent des animaux de mauvaise qualité. Pierre Zert soutient une conception similaire : en 1953, alors qu’il est encore secrétaire du syndicat gérant le livre généalogique du porc Large White, il s’attaque violemment aux exploitants des porcheries industrielles, qu’il qualifie de « saboteurs⁴ », car ces derniers produisent des porcs trop gras et obligent les pouvoirs publics à subventionner à grands frais les exportations du saindoux produit en excès.

Faire pénétrer la science dans les exploitations agricoles

Cette manière de concevoir la production porcine n’a, dans les années 1950, rien d’original : elle correspond à un mode d’exploitation qui s’est largement diffusé à partir du 19^e siècle, où l’élevage porcin est le complément d’autres productions fermières, et un moyen de valoriser des aliments grossiers et des résidus (comme le petit lait issu de la production du beurre ou du fromage). Cependant, Raymond Février n’appelle pas à une simple poursuite des pratiques existantes. Il faut, selon lui, améliorer la qualité des porcs produits pour mieux répondre aux attentes des salaisonniers et réduire les coûts de revient. Pour y parvenir, les agriculteurs doivent s’appuyer sur les résultats de la science. Or, selon Raymond Février, la science enseigne qu’il y a deux moyens principaux d’améliorer la production porcine, tous deux à portée des petits agriculteurs et ne nécessitant pas d’investissements préalables. Le premier réside dans la sélection des animaux : les éleveurs doivent faire féconder leurs truies par des verrats sélectionnés et testés. Cela leur permettra de réaliser des économies de nourriture (grâce à un meilleur indice de consommation, c’est-à-dire à une moindre quantité de nourriture pour produire un kilogramme de viande) et de produire des porcs moins gras. C’est ce à quoi le testage des verrats réalisé dans les porcheries expérimentales de l’INRA doit contribuer. Le second moyen essentiel pour améliorer la production porcine est d’enseigner aux agriculteurs les bases d’une alimentation rationnelle. Celles-ci portent tant sur la composition des rations que sur leur volume. Par exemple, contrairement à ce qui est alors couramment pratiqué, Raymond Février préconise de nourrir abondamment les porcs en début d’engraissement et de les rationner à la fin, pour obtenir des carcasses peu grasses.

Les textes de vulgarisation de Raymond Février abordent aussi l’emploi des antibiotiques, qu’il présente comme  une assurance contre les risques sanitaires dont le coût est compensé par une croissance plus rapide des animaux⁵, ainsi que le logement des animaux. Il préconise principalement l’utilisation de bâtiments déjà existants – pour réduire les coûts – mais mieux aménagés. En 1959, il co-écrit une brochure présentant « la stabulation libre » en engraissement, où les porcs sont logés dans de simples abris construits au moyen de ballots de paille et ouverts sur des courettes⁶.

“Votre porcherie est en service”. Photographie extraite de la brochure de R. Février et B. Vincent, “La stabulation libre dans l’engraissement du porc”, L’Élevage français, Paris, 1959.

Cependant, c’est l’alimentation des animaux qui demeure le principal sujet des interventions de Raymond Février. Selon lui, les agriculteurs doivent éviter deux écueils opposés. Le premier serait d’acheter tous ses aliments, sur le modèle des porcheries industrielles ou des ateliers avicoles utilisant des aliments complets, que Raymond Février considère avec scepticisme :

Les élevages qui ne disposent d’aucune source privilégiée de nourriture sont des exploitations marginales, qui ne doivent pas s’étonner de voir leur bilan devenir déficitaires depuis quelques années, et les élevages avicoles qui se créent et se développent dans de telles conditions connaîtront sans doute un jour la même situation⁷.

L’autre écueil consisterait, à l’inverse, à ne rien acheter. Si les éleveurs doivent nourrir leurs porcs principalement à partir d’aliments produits à la ferme, ils doivent également, si nécessaire, acheter des aliments de complément pour équilibrer les rations. Cela vaut notamment pour les fermes qui ne disposent pas de sous-produits laitiers, comme dans le sud-ouest, et qui doivent acheter des tourteaux et des compléments apportant aux animaux des protéines, des vitamines et des minéraux.

Cette conception de la production porcine, selon laquelle elle doit s’appuyer principalement sur les ressources de la ferme et être informée par les résultats de la science zootechnique, conduit Raymond Février à s’intéresser aux fabricants d’aliments ou de compléments alimentaires pour le bétail. Selon lui, leur rôle doit être à la fois limité (ils doivent fournir aux agriculteurs uniquement des aliments de complément, et non des aliments complets) et subordonné aux besoins des fermes : « L’industrie doit servir l’exploitation, et non considérer l’exploitation comme un exutoire à ses produits⁸ ». Raymond Février se montre également très critique des compléments minéraux et vitaminés vendus par certains industriels, qui sont selon lui inutiles si les truies reçoivent du fourrage vert, et dont l’emploi peut généralement être réduit, notamment pour les éleveurs ayant du petit-lait. Seule la supplémentation en fer pour les truies et les porcelets importe. Le seul aliment complet que Février recommande est celui qui est destiné aux les porcelets âgés de plus de trois semaines⁹. En 1956, estimant que les fabricants vendent aux éleveurs des produits trop sophistiqués et coûteux, il propose que l’État soutienne la production d’aliments basiques, « susceptibles de remédier aux fautes d’alimentation les plus lourdes », avec le concours de l’INRA¹⁰.

Cette conception de la manière dont doit être modernisé l’élevage porcin est en totale adéquation avec les politiques agricoles de l’époque, qui ne remettent pas en question la structure des exploitations, et visent principalement à augmenter le revenu des agriculteurs sans que les prix soient trop élevés pour les consommateurs. Pourtant, l’amélioration de qualité de la production porcine se heurte alors à des obstacles majeurs. C’est ce dont traitera le prochain et dernier billet de cette série consacrée aux archives de Raymond Février…

La photo en Une est issue de R. Février et B. Vincent, La stabulation libre dans l’engraissement du porc, L’Élevage français, Paris, 1959.

1. Sur l’histoire des Centres d’études techniques agricoles (CETA), qui se développent à partir de 1944 et connaissent leur apogée dans les années 1950, voir C. Nicourt « Normalisation du travail d’élevage et vulnérabilité sociale des éleveurs de porcs », Revue d’études en agriculture et environnement, n° 92, 2012, p. 69‑95. [↩]
2. D. M. Higgins et M. Mordhorst, « Bringing Home the “Danish” Bacon: Food Chains, National Branding and Danish Supremacy over the British Bacon Market, c. 1900-1938 », Enterprise & Society, vol. 16, n° 1, 2015, p. 141-185. [↩]
3. Notice de Raymond Février pour Le Guide de l’agriculteur, 1957. La même année, Raymond Février reprend la même formule à propos de la Bretagne dans un autre document intitulé « Enquête sur le porc en Bretagne » (AN 20170135/4). [↩]
4. P. Zert, « La crise du porc », La revue de l’élevage, vol. 8, n° 8-9, p. 616. [↩]
5. Voir par exemple R. Février, « Les antibiotiques chez le porc », intervention pour Radio Luxembourg, 15/07/1956, AN 20170135/4. [↩]
6. R. Février, B. Vincent, La stabulation libre dans l’engraissement du porc, L’Élevage français, Paris, 1959. [↩]
7. R. Février, « Comment peut-on abaisser le prix de revient du porc ? », intervention auprès de la Confédération nationale de l’élevage, 1953, AN 20170135/4. [↩]
8. R. Février, « Quelques aspects de l’alimentation du porc », conférence pour le Centre national de la coopération agricole, 09/06/1955, AN 20170135/4. [↩]
9. Ibid. [↩]
10. R. Février, P. Zert, « Note préliminaire sur la production porcine », Groupe de travail « Productions animales », Commissariat général du Plan, août 1956, AN 80AJ/102. [↩]