Figures provisoires

Film du réalisateur portugais Marco Martins, Un automne à Great Yarmouth (titre original : Great Yarmouth – Provisional Figures) offre un tableau glaçant de l’industrie contemporaine de la viande et des formes d’exploitation qu’y subissent ses salariés les moins qualifiés. Le film débute en octobre 2019, dans la ville balnéaire de Great Yarmouth, en Angleterre. Il est construit autour du personnage de Tânia, une Portugaise d’une cinquantaine d’année, qui fait venir des hommes et des femmes du Portugal pour le compte d’un abattoir de dindes. Elle ne se contente pas d’organiser leur venue en Angleterre : elle leur fournit également un logement, s’occupe de leurs papiers, leur sert d’interprète et s’assure qu’ils prennent bien le car qui les transporte avant l’aube sur le site de l’abattoir, à une heure de route de Great Yarmouth.

Une des forces du film réside dans le fait que la condition des immigrés et les multiples formes de violence qu’ils subissent ne nous est révélée que par petites touches. Par exemple, ce n’est qu’assez tard dans le film qu’on apprend que Tânia récupère leurs passeports à leur arrivée, au motif qu’ils seront ainsi en sécurité. Mais très vite, ce qui frappe, ce sont les conditions sordides dans lesquelles sont logés les immigrés, à qui on avait promis toute autre chose. Ce sont aussi les examens médicaux humiliants qu’ils subissent au moment de leur embauche et, au final, les conditions de travail éprouvantes de l’abattoir, où il faut supporter le froid, les gestes répétitifs, ainsi que la vue et l’odeur « du sang et de la merde ». Les maladies ou les blessures  sont synonymes de licenciement. Le racisme est omniprésent : aux Portugais – aussi appelés « Pork and cheese » par leurs employeurs ­– échoient les postes les plus pénibles, les autres (à la chambre froide ou à l’emballage) étant occupés par des Britanniques. La violence subie par ces femmes et ces hommes est redoublée par celle infligée aux bêtes, dont certaines sont tuées sans avoir été étourdies.

Source : Damned Distribution.

L’intrigue se noue autour de Tânia, personnage complexe, placée au cœur d’un système de tensions. Appelée « la mère » par les ouvriers qui comptent sur sa protection, elle doit gérer à la fois les demandes de l’abattoir – qui exige avant tout des ouvriers qu’ils soient dociles et endurants – et celles du propriétaire du bâtiment où sont logés les Portugais, qui ne tolère aucun retard dans le paiement des loyers. Un rêve néanmoins l’anime : celui de pouvoir, grâce à ses économies, rénover un jour ce bâtiment et le transformer en hôtel pour les personnes âgées qui viennent sur la côte…

S’inspirant de récits recueillis auprès d’immigrés ayant travaillé dans l’abattoir, le film est magnifiquement interprété. Le réalisme du film est rehaussé par le travail formel du réalisateur : jeux d’ombres et lumières crues, gros plans (notamment sur les corps des ouvriers et sur les animaux), contraste avec la paix apparente du marais à proximité de la ville. Au total, même s’il comporte quelques moments d’humanité, Great Yasmouth est un film éprouvant. Comme certaines enquêtes journalistiques ou sociologiques récentes¹, le film de Marco Martins apporte un regard précieux sur les conditions insoutenables dans lesquelles sont produits aujourd’hui nombre de nos aliments – jusqu’à la dinde achetée à Noël par les ménages britanniques.

Pour visionner la bande annonce du film : voir ici.

1. Voir par exemple l’enquête « Invisible workers »  publiée en 2020 ou le livre Oranges amères (2023) de l’anthropologue Gilles Reckinger sur les migrants africains employés dans des vergers au sud de l’Italie. [↩]