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Raphaël Larrère (1942-2025)

 

Notre collègue Raphaël Larrère est mort le 4 janvier dernier. Pour lui rendre hommage, nous publions un billet en deux parties. Le texte, rédigé par Nathalie Jas et Laure Bonnaud, est celui qui a circulé au sein d’INRAE ; il retrace les grandes étapes de sa carrière. Viennent ensuite, pêle-mêle et non attribués, des souvenirs des uns et des autres, qui rappellent le collègue que nous avons connu à RiTME, le dernier laboratoire auquel il a contribué avant sa retraite.

***

Nous avons la tristesse de vous faire part du décès de Raphaël Larrère.

Raphaël avait été notre collègue au sein de l’unité RiTME, à Ivry, mais il avait été membre de nombreux autres laboratoires au cours de sa longue carrière au sein de l’Institut.

Après des études à l’Agro à Paris, où il s’était spécialisé en zootechnie, il a travaillé avec Julien Coléou puis a été recruté à l’INRA comme assistant en économie. Lorsqu’il rejoint Marcel Mazoyer et René Dumont dans le laboratoire associé à la chaire d’agriculture comparée à l’Agro, il développe des travaux sur les systèmes agraires et leurs transformations. En 1971, il est affecté au Laboratoire d’économie de l’élevage de Theix près de Clermont-Ferrand. À partir d’enquêtes sur les conflits d’usages des terres et des forêts réalisées sur le plateau des Millevaches, il développe des recherches novatrices qui éclairent une configuration nouvelle dans ce territoire où se déploient alors conjointement déprise agricole et emprise forestière. En 1977, il rejoint un laboratoire spécialisé sur la forêt à Orléans. Avec André Brun, Bernard Kalaora, Denis Poupardin et Olivier Nougarède, il conduit alors des recherches qui portent sur les systèmes agraires montagnards, l’insertion des forêts dans les systèmes agraires, l’histoire des forêts et des politiques de la forêt, ainsi que sur les usages et les représentations de la forêt. C’est dans ce contexte qu’il mène des analyses sur les usages de la nature, notamment la cueillette, et qui donnent lieu à la publication de son premier ouvrage co-écrit avec Martin de la Soudière, Cueillir la montagne, publié en 1985 et réédité plusieurs fois (dernière édition en 2010).

Raphaël revient en 1984 à Paris où il rejoint d’abord un laboratoire d’économie situé à Rungis. Ses travaux s’étendent alors à l’histoire de la protection de la nature et à l’analyse des débats et conflits qu’elle engendre. Ils le conduisent entre autres à siéger au Conseil national de protection de la nature entre 1986 et 1994. Institutionnellement, il participe alors à des réflexions visant à la création d’une unité spécialisée sur l’environnement. En 1991, année où il est promu directeur de recherche, il prend la direction de l’unité STEPE (Environnement, sociétés, techniques et politiques économiques) nouvellement créée et dans laquelle se mettent progressivement en place des recherches sur le tournant environnemental des politiques agricoles, les risques technologiques, les dispositifs nouveaux de la protection de la nature. Au sein de cette unité, les travaux de Raphaël s’orientent vers l’éthique environnementale, ce qui l’amène à travailler avec son épouse Catherine Larrère. Ensemble, ils publieront en 1997 Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement. Les années 1990 marquent aussi le début de son investissement important, et jamais démenti, dans le travail éditorial de la collection de l’INRA « Sciences en questions ».

En 2000, il rejoint une nouvelle unité issue de STEPE, TSV, puis finit sa carrière à l’unité RiTME. Il travaille alors activement à différentes questions d’éthique environnementale, dont le bien-être animal ou les organismes génétiquement modifiés, tout en poursuivant ses travaux sur les questions de protection de la nature, notamment via des travaux sur les parcs naturels. Pour l’INRA, il a développé notamment les grandes lignes d’une éthique animale dans la recherche, en travaillant sur les relations avec les animaux dans les stations expérimentales et des laboratoires de l’Institut.

Il a été membre du Conseil scientifique de l’INRA, ainsi que de celui des parcs nationaux de France. Il a contribué à des expertises collectives, a été un membre très actif du COMEPRA (Comité d’éthique et de précaution de l’INRA) et du Comité d’histoire de l’INRA et du CIRAD, qu’il a présidé pendant quelques années.

Son dernier ouvrage Le pire n’est pas certain, coécrit avec Catherine Larrère, a paru en octobre 2023.

Raphaël était un chercheur prolixe qui a beaucoup publié. Les ouvrages qu’il a co-écrits et co-dirigés sont nombreux. Il était un philosophe qui fait du terrain et un collègue généreux, curieux, enthousiaste, toujours disponible pour aider ses collègues à se repérer dans les méandres institutionnels d’un institut pour lequel il avait beaucoup travaillé, comme chercheur, directeur d’unité, membre de différents comités, et en participant à de nombreuses missions. Il nous manque déjà.

 

Lors du pot de départ en retraite de notre collègue Christian Nicourt, en 2018.

 

* * *

Je me souviens qu’avant que je ne le rencontre, on m’a dit “c’est un philosophe qui fait du terrain”.

Je me souviens de la théière qu’il apportait toujours en séminaire, de ses gilets, de ses collections de crayons quatre couleurs. Je crois ne l’avoir jamais vu utiliser le rouge ou le vert.

Je me souviens de la diversité de ses sujets d’enquête, qu’il racontait des anecdotes sur les femmes qui fabriquent le Saint-Nectaire, sur les techniciens des stations expérimentales de l’INRA qui étaient atteints de la brucellose, sur la façon dont étaient traitées les souris dans les laboratoires, les vaches hublots, les lapins phosphorescents. Je me souviens des clones, de Dolly, des OGM.

Je me souviens que je le sollicitais souvent pour discuter des textes de collègues invités et qu’il n’a jamais refusé, quel que soit le sujet.

Je me souviens qu’il aimait se balader dans la nature et les parcs.

Je me souviens de ses retours de Cerisy.

Je me souviens qu’il avait invité Ruwen Ogien au séminaire d’unité.

Je me souviens qu’il est arrivé un matin en expliquant qu’il écrivait un article pour répondre à un article de Catherine (son épouse) et que ça l’amusait beaucoup.

Je me souviens qu’il avait parlé de la cueillette et précisé qu’on appelait “doucette” la mâche sauvage. Vu qu’on ramasse la doucette dans ma famille, j’avais été étonnée que ce ne soit pas du savoir commun.

Je me souviens qu’il parlait de loups et de leurs déplacements, qu’il signalait quand l’un d’entre eux avait passé un fleuve ou une autoroute et était enthousiaste de constater qu’ils avaient gagné de nouveaux territoires.

Je me souviens qu’il était revenu enchanté d’un séjour à Chicago, qu’il avait aimé la ville et le colloque auquel il avait participé. Et qu’il avait en revanche un peu de tristesse et de colère dans la voix en évoquant les Landes, avec tous les aménagements estivaux visant à distraire les vacanciers. Cela ne se comprend que si l’on sait qu’enfant, il y avait passé toutes ses vacances chez une grande-tante.

Je me souviens que c’est grâce à lui que RiTME est allé pour la première fois en école d’été à Porquerolles. Il était heureux de nous faire découvrir l’île, le centre d’hébergement et de nous confier à un gardien du parc national bougon, qui nous a emmenés en promenade et déjeuner dans le conservatoire de mûriers. La séance “jeux et canulars” lui avait plu.

Je me souviens des “règles Larrère”, c’est-à-dire de toutes les fois où nous avons commencé une phrase en disant “Tu sais ce que dirait Raphaël dans ce cas-là ?” Les règles Larrère étaient liées à son expérience de directeur d’unité et elles étaient là pour nous aider à faire face à l’administration de l’Institut. Parmi elles, on trouve des recommandations toujours très utiles comme “On ne répond jamais immédiatement à une demande administrative ; si c’est important on reçoit une relance” ; “si tu ne sais pas quoi répondre, attends la troisième relance”. D’autres règles concernaient le métier : “quelqu’un qui sait faire du terrain et présenter des communications mais qui n’écrit pas n’est pas un chercheur”. Il avait connu, au cours de sa carrière, beaucoup de personnalités brillantes qui n’avaient pas réussi à écrire, ce qui fait que leur travail n’avait pas été reconnu.

Je me souviens que je lui avais dit que je détestais écrire les conclusions et qu’il m’avait répondu “c’est parce que tu ne veux pas finir ton article”.

Je me souviens qu’on avait tous beaucoup ri quand il avait raconté une séance du conseil scientifique du parc national du Mercantour où se trouvait C. Estrosi.

Je me souviens que c’est grâce à lui que je sais ce qu’est une chimère.

Je me souviens qu’il racontait s’être tourné vers la philosophie lorsqu’il avait pris la direction de l’unité STEPE, et qu’il pouvait plus difficilement faire de longs déplacements de terrain en raison de ses activités administratives.

Je me souviens de sa voix profonde, toujours parfaitement posée, et de son œil qui pétillait quand il commençait à raconter une histoire. Raphaël était un excellent conteur, et avait beaucoup d’humour.

 

Sur l’île de Porquerolles, en juin 2010, que Raphaël (deuxième à droite sur la photo) nous a fait découvrir, et où nous avons organisé la première école d’été de l’unité RiTME.

 

Je me souviens de certains moments difficiles pour notre unité, RiTME, et où Raphaël nous apportait ses conseils, nourris de sa longue pratique de l’Institut.

Je me souviens qu’il m’avait parlé d’une de ses premières recherches, sur les cueilleurs de champignons, et qu’il avait beaucoup aimé ce terrain.

Je me souviens de la première école d’été de l’unité RiTME à Porquerolles, un lieu que Raphaël nous a fait découvrir.  Je me rappelle d’une semaine merveilleuse. Je venais tout juste de réussir le concours de chargé de recherche à l’INRA et ma compagne attendait notre second enfant, qui est né deux mois plus tard.

Je me souviens d’un mot qu’il employait souvent : “c’est une histoire marrante”, “c’était un gars marrant”, etc.

Lorsque j’ai été recruté à l’INRA en 2003, Raphaël m’a cédé son bureau pour s’installer dans un espace collectif. Mais il ne l’avait pas véritablement vidé et j’ai pu ainsi découvrir l’incroyable diversité de ses intérêts successifs, et même bénéficier d’une collection complète de Sciences en questions. C’était bien à son image : pendant une décennie, toujours curieux et à l’écoute, de bon conseil en toutes matières, il jouait discrètement un rôle de mentor, senior à qui on ne la fait pas, ouvrant des portes et des fenêtres tant scientifiques qu’institutionnelles, sans jamais chercher du crédit ou du pouvoir. Bref, un modèle pour le jeune chercheur que j’étais encore, mélange de bienveillance et d’expérience.

Je me souviens des premières fois où je l’ai rencontré. C’était au Comité d’histoire de l’INRA et du CIRAD. Je le trouvais très intriguant : son allure, son regard pétillant. Et surtout, il parlait finalement peu, toujours fort à propos, mais d’une manière un peu décalée – et je découvrirai plus tard qu’elle lui était propre et inimitable.

Je me souviens qu’il aimait occuper les réunions ennuyeuses – et selon lui, il y en avait beaucoup – en réfléchissant à des questions qui l’intéressaient ou qu’un élément de la réunion du moment lui inspirait. “L’autre jour, j’étais dans cette réunion, et je m’ennuyais et il fallait bien que je m’occupe, et là je me suis mis à penser à …” commençait-il.

Je me souviens qu’il aimait raconter ses enquêtes passées, des anecdotes signifiantes, des émerveillements,  des rencontres. Il semblait particulièrement nostalgique de sa période orléanaise et du travail complice qu’il avait mené avec André Brun, Bernard Kalaora, Denis Poupardin et Olivier Nougarède.

Je me souviens qu’il aimait parler des loups et des relations entre ces animaux et les hommes et les femmes qui ne les aimaient pas trop. Un jour, il était arrivé tout heureux. Il revenait du parc du Mercantour, je crois. Un chasseur de loup canadien avait été recruté pour pister et capturer des loups dans le parc. Il avait échoué car les loups du Mercantour ne se comportent pas comme les loups du grand nord canadien. Les opposants et opposantes aux loups étaient pourtant fier‧es de “leurs” loups qui avaient su déjouer un chasseur aguerri venu de loin. Raphaël disait : “C’est gagné ! Ils se sont appropriés les loups !”

Je me souviens de la très grande qualité de son travail éditorial. Il avait relu avec une grande acuité et bienveillance notre livre destiné à la collection “Sciences en Questions” à laquelle il tenait tant. Ses remarques portaient autant sur le style que sur le contenu. Il a vraiment contribué à la qualité de l’ouvrage.

Je me souviens de son grand intérêt pour le travail des autres et de sa capacité à identifier les qualités professionnelles et humaines des personnes avec lesquelles il travaillait. C’est lui, par exemple, qui m’a vraiment ouvert les yeux sur l’originalité et la précocité de recherches menées sur le territoire de la Seine-Saint-Denis  dans les années 1990 par notre collègue Christian Nicourt. Ces recherches articulaient différentes méthodologies pour mettre en évidence comment se co-construisent inégalités environnementales et inégalités sociales.

Je me souviens qu’il aimait à dire : “L’important, c’est de se marrer !”


Raphaël avait raconté sa vie de chercheur pour Archorales : lien

Un hommage a paru sur le site de Sciences en question, où il était éditeur depuis la création de la collection : lien

Un hommage a paru également sur le site de Terrestres, qui republie à cette occasion un teste de Raphaël sur plateau de Millevaches (1978) : lien


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Billet collectif (24 janvier 2025). Raphaël Larrère (1942-2025). L'ESTIVE. Consulté le 26 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/135js


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