Comment la logistique redéfinit les frontières. (Note de lecture)

Depuis quelques mois, je mène une recherche sur l’inspection sanitaire de l’alimentation aux frontières françaises de l’Union européenne pendant la pandémie de Covid-19. J’ai donc commencé des lectures qui analysent et conceptualisent la circulation des marchandises dans la mondialisation. C’est pour ce travail bibliographique que j’ai lu un livre de 2014, The Deadly Life of Logistics, de la géographe Deborah Cowen.

***

Le livre s’ouvre par la description d’une action banale, la commande d’une paire de chaussures de sport en ligne. Les quelques clics de cet achat engagent cependant, tout autour du globe, la mobilisation d’une multitude de technologies, d’infrastructures, d’espaces, d’individus au travail. Ainsi, Deborah Cowen décrit-elle d’emblée le contexte, celui d’un système productif organisé autour du “juste-à-temps”, dans le monde entier. Dans la plupart des secteurs manufacturiers, il n’y a pas un lieu de production unique, d’où l’on expédie ensuite des produits finis, mais une fabrication qui se déroule au sein de l’espace logistique. Ce dernier fonctionne tellement bien qu’il a changé, et change encore, la géographie de la production mondiale. Pourtant, même un flux continu et bien organisé est susceptible de connaitre des interruptions, en raison du mauvais temps, de pannes, de mouvements sociaux, de connexions qui ne se font pas, etc. Ce risque d’interruption est présent à l’esprit de tous les acteurs de la logistique, privés comme publics, et s’en prémunir en garantissant la sécurité des flux est un objectif partagé. Ce sont les multiples enjeux liés à la sécurisation des chaines logistiques qui sont au cœur du livre.

La logistique relève des “politiques de circulation”, qui visent à s’assurer que les circulations (aussi bien des choses, des humains, des informations, du capital…) ont lieu, à les contrôler, à distinguer les bonnes des mauvaises et à s’assurer que le mouvement est continu. L’ouvrage défend un double point de vue sur ces politiques de circulation : d’une part, la logistique n’est pas une affaire technique, mais elle est fondamentalement politique ; d’autre part, la logistique est née comme une affaire militaire, à côté de la stratégie et de la tactique, et elle le reste très largement, tant les logistiques industrielles et militaires sont étroitement liées. Par exemple, les forces armées en Irak et en Afghanistan ont largement fait appel à des opérateurs logistiques civils, pour le ravitaillement ou l’hébergement des troupes, tandis que certains navires sont escortés par des bâtiments militaires dans des zones sensibles du globe. Ainsi, Deborah Cowen entend rendre visible combien la logistique est aujourd’hui une composante essentielle à la fois de la guerre et du commerce.

 

 

L’ouvrage de Deborah Cowen repose sur un très riche travail documentaire qui accorde une place centrale aux États-Unis ainsi que sur l’analyse de nombreux rapports produits par des institutions internationales, publiques ou privées. Il est organisé autour de 5 chapitres thématiques, que je présenterai successivement : un retour sur ce qu’on a appelé la révolution logistique, l’exposition des enjeux de sécurité, l’analyse du travail dans le secteur, celle de la piraterie et enfin une présentation de ce que sont les “villes logistiques”.

 

La “révolution logistique”

L’histoire de la logistique est bien balisée. Ses origines sont militaires et la logistique sert d’abord à acheminer des soldats et du matériel sur le front, au service des deux arts nobles de la guerre que sont la stratégie et la tactique. Elle a l’image d’une activité assez simple, et est même parfois considérée comme un peu bureaucratique. Pourtant, plusieurs exemples historiques, depuis la Chine ancienne en passant par l’époque romaine ou les guerres napoléoniennes mettent en évidence qu’elle est un rouage essentiel de la guerre, à la fois un fondement et une condition de réalisation des autres activités stratégiques et tactiques.

Pendant et après la seconde guerre mondiale, la réflexion sur la logistique s’étend au-delà du monde militaire. Engagée dans de nombreux conflits, l’armée américaine a joué un rôle-clé dans le développement des techniques du just-in-time, dans la formation du personnel au Japon pour qu’il s’adapte aux demandes américaines ou ensuite dans la diffusion de ce savoir-faire pendant la guerre de Corée. Lors de la guerre du Vietnam, on assiste à la généralisation du transport par conteneur, qui favorise les transports multimodaux et facilite beaucoup le chargement et déchargement des navires, en réduisant les opérations d’inventaire des marchandises lors du déchargement et en réduisant les coûts de personnel¹.

Au milieu des années 1960, la logistique change profondément de visage, et c’est là que l’on situe généralement la fameuse “révolution”. Son développement est désormais lié au commerce et non plus au monde militaire. Cette révolution est également conceptuelle, car la production et la diffusion de connaissances s’intensifient : l’American Management Association organise un séminaire sur ce sujet en 1959 ; un programme de l’Université du Michigan, consacré à la logistique et à la distribution, apparait en 1957 ; 1961 voit la création du Logistics Management Institute, une institution fédérale dédiée à l’étude de la logistique, qui existe encore aujourd’hui et emploie environ 600 personnes. A la même époque, le développement des ordinateurs et des techniques d’analyse quantitative permettent également d’enrichir la connaissance du système logistique et les méthodes de calcul des coûts. Ces diverses réflexions conduisent à passer de modèles économiques dans lesquels on essaie de diminuer les coûts de distribution du produit fini à des modèles qui cherchent à augmenter la valeur ajoutée au sein du système de production et distribution. Cette perspective “système” signifie qu’on ne regarde plus seulement la distribution du produit fini, mais que toutes les étapes productives doivent être envisagées dans une optique d’optimisation. Les activités intrafirmes (depuis les matières premières jusqu’à la vente finale) peuvent se déployer au sein du système logistique, avec une approche de coût total. Ce type de calcul n’est possible que parce que des outils et techniques, ainsi que la puissance de calcul des ordinateurs permettent de manipuler une grande quantité de données. La logistique devient alors une science des systèmes. Pour Deborah Cowen, c’est cette nouvelle façon de concevoir et de réaliser la production et la distribution qui change la géographie du capitalisme à l’échelle globale.

Toujours dans les années 1960, dans le secteur maritime, les entreprises états-uniennes expérimentent au Panama le système des pavillons de complaisance². Aujourd’hui, plus de la moitié de la flotte mondiale est immatriculée ainsi, même si les propriétaires de bateaux appartiennent toujours à un petit nombre de pays : Grèce, Japon, États-Unis, Norvège, Hong-Kong. Dans les années 1980, des politiques de dérégulation des transports entrent en vigueur. Elles se traduisent par une forte diminution du nombre d’emplois, une baisse des salaires et marquent le déclin des syndicats. Les baisses de coûts observées dans le secteur des transports proviennent alors majoritairement de la baisse des salaires des travailleurs. Dans le même temps, de nombreuses infrastructures intermodales sont construites. En 1991, après la guerre en Irak, des retours d’expérience sur la logistique de l’armée américaine pendant cette guerre ont montré que l’organisation militaire n’était pas foncièrement différente de celles des entreprises. La révolution logistique avait eu lieu.

 

 

La sécurité des chaînes logistiques

Après l’attentat du 11 septembre 2001 aux États-Unis, la question de la sécurité des chaînes logistiques devient un sujet crucial pour ce pays. Le mot “sécurité” regroupe alors une grande variété de dangers et de problèmes : il peut s’agir d’altération du contenu, de problèmes d’intrusion dans des espaces comme les ports ou les quais de transferts, ou d’inspections inadéquates qui laissent transiter des marchandises indésirables. La demande de sécurité est partout pour protéger ce qui circule. Le sujet est sans fin car les volumes échangés continuent de croître : selon l’OMC³, le volume du commerce mondial est aujourd’hui environ 45 fois supérieur à celui enregistré aux premiers jours du GATT (soit une augmentation de 4 500% entre 1950 et 2022). Les traités de libre-échanges sont à la fois un signe de cette augmentation des flux et un moyen de les amplifier. Le problème est surtout maritime car dans le monde, 90% du volume des marchandises transitent par bateau.

Deborah Cowen retrace les efforts communs des États, des organisations supranationales et des entreprises transnationales pour faire de la logistique un système sans faille. Ces acteurs ayant investi massivement dans des infrastructures et une règlementation favorable au système logistique, la question de la sécurité de ces échanges est cruciale. Par exemple, on peut considérer que Wal-Mart est une entreprise logistique, car elle importe plus de tonnage aux États-Unis que n’importe quelle autre entreprise et a investi dans le plus grand réseau de satellites au monde pour suivre ses cargaisons⁴, mais un beaucoup plus grand nombre de firmes, plus petites, fonctionnent de la même façon. Toutes ces entreprises ont intérêt à un renforcement de la sécurité des chaînes logistiques. Pour la garantir, la voie choisie a été d’inventer des circuits dans lesquels les frontières sont organisées différemment, en faveur des flux, et en les détachant des limites des États. C’est le cœur du livre que de mettre en évidence ces nouvelles modalités de concevoir les frontières dans la globalisation et c’est passionnant.

Les institutions internationales sont parmi les premiers promoteurs de cette nouvelle approche. Pour elles, la compétitivité des firmes, des nations, et des régions du globe est liée à leur capacité à mobiliser des chaînes logistiques intégrées, pour faire circuler des choses rapidement et de façon fiable. La Banque mondiale et les Nations-Unis sont des bons exemples pour cela. Les cabinets de conseil internationaux qui contribuent à la réflexion auprès de ces institutions recommandent toujours des améliorations des infrastructures logistiques : les ports, les routes, les aéroports et les chemins de fer. La Banque mondiale, particulièrement, a élaboré un index de la compétitivité nationale qui est basé entièrement sur la rapidité et la fiabilité des systèmes logistiques, le Logistics Performance Index-LPI, né en 2007. Pour les pays qu’elle conseille, il s’agit d’avoir accès à des vastes marchés partout dans le monde, tandis que les coûts de l’exclusion sont élevés et s’accroissent. Le LPI vise ainsi à réduire le “logistics gap” entre les pays à bas et hauts revenus. La Banque mondiale revendique le succès de cet indicateur, plusieurs pays ayant investi massivement dans leur performance logistique, souvent à travers des partenariats public-privé. L’exemple du Vietnam, aidé par la Banque mondiale, pose cependant question. L’entreprise Nike est présente au Vietnam, où elle produit des paires de chaussures de sport (94 millions en 2010). D. Cowen retrace son lobbying pour que le gouvernement vietnamien investisse pour augmenter la vitesse des flux dans le port d’Hô Chi Minh-ville, ce que le pays finit par faire, aidé par la Banque mondiale. Ainsi, les bailleurs américains et les institutions internationales financent des infrastructures pour sécuriser la production transnationale de compagnies comme Nike et l’activité de gros opérateurs logistiques partenaires comme Maersk et APL…

 

 

La sécurisation de la chaîne logistique est confrontée à des impératifs contradictoires entre le contrôle du territoire et la vitesse de la circulation des marchandises : la logistique et la géopolitique s’opposent. Du point de vue logistique, les frontières sont des problèmes, une source d’insécurité pour la circulation des flux. Il s’agit de penser non la sécurité d’un territoire mais la sécurité d’un flux commercial. Dans cette perspective, l’existence de corridors signale, aux yeux des institutions internationales, les efforts d’intégration, de standardisation et de synchronisation des douanes et de réglementation du commerce. Par exemple, le corridor du Mékong est le corridor logistique de l’ASEAN (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) qui intéresse Myanmar, la Chine, le Laos et le Vietnam. Des accords entre ces pays permettent des inspections conjointes aux quatre pays, ce qui conduit les navires à ne faire qu’un seul arrêt pour réaliser l’ensemble des contrôles pour les marchandises et les individus (douane, qualité et frontières).

Un deuxième pilier de cette politique de circulation sécurisée est constitué par le management du risque, qui conduit à déplacer les frontières hors du pays d’arrivée, ici les États-Unis. A l’origine de la réflexion sur la sécurité des chaînes logistiques, on trouve l’attentat du 11 septembre 2001 aux États-Unis, ou plutôt les événements des 12, 13 et 14 septembre, quand la fermeture des frontières a causé des problèmes dans de nombreuses industries qui travaillaient selon les principes du juste-à-temps, notamment l’industrie automobile. Cette analyse a débouché sur un management du risque qui consiste à identifier les marchandises et les personnes à risque le plus en amont possible, afin de cibler les conteneurs, les employés et les navires à haut risque et de les empêcher, sinon de prendre la mer, du moins d’accoster dans un port américain. Initialement états-uniens, ces principes ont gagné rapidement l’ensemble des acteurs nationaux et internationaux et ont été repris dans des normes International Maritime Organisation – IMO en 2004.

La définition de ce qu’est un risque est large : un mouvement de grève est un risque pour le flux, de même qu’une éruption volcanique, une attaque terroriste, la piraterie, et même des délais au passage à la douane. Cette conception de la sécurité aboutit à redéfinir les frontières, non comme des lignes qui définissent des zones géographiques, mais comme des espaces particuliers, tampon, soumis à une réglementation qui leur est propre. C’est dans cette perspective qu’on peut comprendre la Container Safety Initiative : il s’agit d’un contrôle des conteneurs non pas à l’arrivée aux États-Unis, mais dans une multitude de ports qui ne se trouvent pas sur le territoire nord-américain. Les frontières américaines doivent constituer les dernières barrières, la dernière ligne de défense, non la première, pour l’interdiction d’entrée des individus ou des marchandises indésirables. L’évaluation de la dangerosité des conteneurs se fait principalement à l’aide de la documentation financière. Les compagnies qui ne sont pas des acteurs connus du commerce ou qui réagissent de manière imprévisible reçoivent une mauvaise note et celle qui sont mieux connues et ont fait la preuve de leur fiabilité sont moins contrôlées. Au moment de la parution du livre, 85 % des conteneurs qui entrent aux États-Unis ont fait l’objet d’une évaluation de ce genre, dans 58 ports. Parallèlement, les autorités ont cherché à contractualiser avec les acteurs du transport qui s’engagent sur la mise en place de normes de sécurité. L’appartenance au programme C-TPAT permet d’obtenir la qualification de “partenaire de confiance” : des importateurs, des transporteurs, des transitaires font partie du programme. Enfin, les autorités américaines travaillent avec les institutions supranationales pour que les pays qui ne coopèrent pas dans le sens voulu soient isolés sur la scène internationale.

 

 

Le travail dans la logistique

La sécurité des chaînes logistiques se traduit enfin par la surveillance de celles et ceux qui travaillent dans le secteur. Aux États-Unis, ces derniers doivent obtenir le TWIC “Transportation Worker Identification Credential“, un permis américain qui est délivré à l’issue d’une évaluation du risque qu’ils représentent. Ce permis, qui concerne 1,5 millions de travailleurs, suppose la consultation de nombreux départements ministériels : les garde-côtes, les agences de renseignement, le ministère de l’Intérieur. Néanmoins, sa gestion est déléguée à l’une des nombreuses entreprises qui a contracté avec l’administration des transports. Le TWIC doit garantir que les personnes “dangereuses” soient tenues à distance du système logistique.

Outre l’évaluation de leur “dangerosité”, les personnes qui travaillent dans le secteur logistique connaissent des conditions de travail très difficiles. Deborah Cowen prend de nombreux exemples pour montrer que la santé de ces travailleurs est très exposée. On compte de nombreux accidents dans les machines, des chutes de grandes hauteurs, des écrasements, etc. Les troubles musculosquelettiques sont très répandus. L’exposition à des substances toxiques, notamment les nombreux gaz qui se forment ou qui sont introduits dans les conteneurs, est également courante, reste mal appréhendée et fait l’objet de peu de mesures de prévention. Enfin, parmi les travailleurs de la logistique, on observe une surconsommation de produits nocifs pour la santé, pour “tenir”, qu’il s’agisse de tabac ou de médicaments. Deborah Cowen lie ces mauvaises conditions de travail à la disparition des organisations syndicales, notamment de chauffeurs routiers et de dockers. Elle note que l’intensification du travail dans le secteur logistique s’accompagne de la précarité des contrats de travail, d’une racialisation des travailleurs et de l’affaiblissement des mobilisations sociales. Il faut dire que les grèves sont réprimées durement, souvent avec des moyens militaires, comme au Bangladesh en 2010, mais aussi aux États-Unis, où le gouvernement de G. Bush et D. Cheney avait qualifié une grève du secteur d’« atteinte à la sécurité nationale » ouvrant la voie à une répression qui dépasse le droit du travail…

 

 

A propos des pirates

Les flux peuvent également être interrompus par des pirates. La piraterie a augmenté de façon globale depuis les années 1980. Les entreprises, les États et les institutions supranationales s’accordent sur une augmentation du nombre d’attaques de navires qui transitent par le canal de Suez (triplement dans les années 1990 et nouveau triplement dans les années 2000). Ce canal est un lieu clé de l’approvisionnement mondial. En 2021, environ 20 700 navires l’ont emprunté, au rythme de 58 navires par jour en moyenne. En volume, 95 % du commerce des États-membres de l’UE transite par cet itinéraire. Le Golfe d’Aden est ainsi devenu une zone à risque pour la circulation des marchandises, ce qui se traduit par une augmentation des coûts de sécurité (qui s’établissent aux alentours de 7 à 8 milliards par an dans les années 2010) : rançons, frais d’assurance, mesures de protection, et re-routage des navires en cas d’activités de piraterie. Cette situation n’a pas été sans conséquence, y compris au niveau du droit international. Ainsi, une résolution du Conseil de sécurité de 2008 autorise l’usage de la force militaire en Somalie, dans les eaux territoriales du pays, mais aussi à terre, alors que le pays n’est pas en guerre contre les puissances qui sont intervenues… Encore une nouvelle conception des frontières !

La figure du pirate est entourée de légendes, où il est à la fois un héros et un méchant, mais ce qui le caractérise plus sûrement, c’est son statut juridique. L’acte de piraterie est défini par le lieu où il se produit, en haute mer, en dehors de l’autorité des lois nationales. Le pirate est ainsi un criminel universel, i.e. une menace pour l’humanité et à ce titre poursuivable par tous les États. En réponse au développement de la piraterie, on a observé une évolution des cadres politiques et juridiques visant à sécuriser la chaîne d’approvisionnement et à régler le problème des pirates somaliens dans les corridors sensibles. Pour cela, il a été nécessaire de créer des types d’espaces nouveaux, ce qui révèle, selon Deborah Cowen, une forme d’impérialisme des politiques de circulation et de sécurité logistique.

Les causes de la piraterie ne font pas l’objet d’un consensus. L’Union européenne et l’OTAN soutiennent que le problème vient de la défaillance de l’État Somalien, engagé dans une guerre civile qui dure depuis 1991. Mais cette explication ne prend pas en compte la succession des interventions étrangères sur ce territoire, qui joue un rôle de déstabilisation dans la situation. Tout d’abord, l’indépendance de la Somalie a produit un territoire qui est contesté depuis les années 1960. Ensuite, les premiers actes de piraterie ont été revendiqués comme une réponse à la surpêche et aux déversements de déchets illégaux dans la zone. Au départ, les pirates se considéraient en effet comme des garde-côtes qui devaient préserver les zones de pêche et lutter contre le déversement de déchets nucléaires toxiques dans les eaux somaliennes. À partir des années 2010, des rapports de l’ONU examinent cette dénonciation. En 2011, un rapport reconnaît que les navires de pêche industriels récoltent dans les eaux somaliennes et que leurs prises représentent 50% de celles de la zone.  Il mentionne également que ces navires sont entrés en collision volontaires avec des bateaux de pêche somaliens, ce qui a entraîné des destructions, des blessures et même la mort de certains pêcheurs⁵. S’agissant des déversements de déchets toxiques, le rapport reconnait que de nombreux cas sont documentés, le premier en 1987 avec des déchets toxiques en provenance d’Italie et à destination du Nigeria, le deuxième en 2006, avec un chargement suisse. Le rapport pointe également que le sous-équipement des ports somaliens, incapable de gérer les déchets des navires à quai, entraîne de nombreux déversements d’ordures. Les déchets concernés sont donc de toute sorte, banals, chimiques comme médicaux… L’Union européenne ne s’est jamais prononcée sur le sujet.

Lorsque l’Union européenne a bombardé la Somalie, en 2012, engageant un combat contre des civils (les recherches montrent que les pirates et les paysans se confondent), elle revendique une intervention destinée à garantir la sécurité alimentaire des Somaliens. C’est également ce registre de communication que reprennent les très nombreuses forces multinationales (jusqu’à 10 navires de guerre au large de la Somalie) qui ont conduit des opérations contre la piraterie dans la région, de même que l’OTAN et les États-Unis. La résolution des Nations unies UNSCR 1851, qui permet de mener une opération militaire sur le territoire somalien, peut être considérée comme une expérimentation légale, au nom de la protection des corridors de commerce. Les corridors sont définis comme un nouveau type politique d’espace : le corridor du Golfe d’Aden a par exemple été créé en 2008 par la marine américaine. Il est aujourd’hui surveillé par une coalition internationale, avec des patrouilles à la fois en mer et dans les airs. Concrètement, il s’agit d’une zone en pleine mer, reconnue par les Nations Unies, l’Union européenne, l’Organisation maritime internationale et l’industrie du transport maritime. Le corridor n’a pas de drapeau ou de frontières matérialisé, mais il est reconnu par un ensemble d’acteurs publics et privés. Autrefois “pirate alley” – la route des pirates -, il s’agit désormais d’une zone où patrouillent, en pool, des acteurs de la sécurité dépendant d’institutions publiques ou d’acteurs privés, chacun ayant validé le “Best management practices for protection against Somalia Based piracy” qui définit les règles et les obligations de chaque entité⁶. En outre, depuis 2011, de nombreux pays ont autorisé la présence de gardes armés sur les navires : c’est le cas du Royaume-Uni, de l’Allemagne, de Malte, de Chypre, et de l’Inde ; d’autres ont rendu cette mesure obligatoire, comme les États-Unis. Des transporteurs comme Maersk ont annoncé vouloir engager des gardes armés sur leurs navires. Cela constitue une évolution juridique intéressante : dès lors qu’il y a des hommes armés sur les navires, quelle est l’autorité légale du navire ? S’agit-il toujours du capitaine ? Que se passe-t-il si les gardes armés tuent des marins (ce qui a pu arriver) ? Deborah Cowen conclut cette présentation des mesures de sécurité contre la piraterie en pointant qu’elles conduisent à accorder une place centrale aux mercenaires…

Une fois que l’on a arrêté les pirates, qu’en fait-on ? Ils posent des problèmes aux institutions judiciaires, qui ne savent pas toujours comment les poursuivre. Les États pauvres voisins de la Somalie se sont ainsi transformés en zone de détention de pirates. Des accords ont été passés avec le Kenya pour qu’il devienne une juridiction spécialisée dans la piraterie. Certains États poursuivent les pirates avec l’aide de l’ONU, en échange d’aide internationale. Entre 2006 et 2011, 21 pays ont poursuivi des pirates en justice, mais 11 pays de la région ont traité 900 cas sur les 1063 pirates arrêtés en tout. Des pays comme les Seychelles ont participé à ce travail juridique, aidées en particulier par le Royaume-Uni qui a financé des cellules de détention et un centre juridique spécialisé. Deborah Cowen note que certains pays pourraient être tentés de faire fonctionner en priorité leurs juridictions contre la piraterie, qui apporte des fonds et de l’aide internationale, au détriment des affaires locales…

 

 

Les villes logistiques

Le dernier chapitre du livre ouvre sur la description de Basra, dans le sud de l’Irak, un port en eaux profondes qui a été une des zones très contestées de la guerre et qui est désormais une base navale et de commerce de toute première importance. Jusqu’en janvier 2011, ce port était un camp de détention de l’armée américaine qui occupait l’Irak. Il est devenu une “ville logistique”, comme il en existe de nombreuses dans le monde entier. Pour Deborah Cowen, c’est parce que la ville a été un camp militaire, très contrôlée, sans désordre, qu’elle a été choisie pour devenir une ville logistique, car elle remplissait les conditions de sécurisation des chaînes d’approvisionnement. En tant que ville logistique, Basra naît le 31 décembre 2010, lors d’une cérémonie où les militaires “rendent” le camp Bucca au peuple irakien. Le camp est destiné à devenir Basra City Logistics, un cadeau des Américains, qui rétrocède ainsi des infrastructures pour un montant de 100 millions de dollars (routes, réseaux d’eau et d’assainissement, électricité, piste d’hélicoptère et un millier d’unités d’habitation). La nouvelle ville logistique doit devenir un “hub” commercial le long de la nouvelle route de la soie. L’idée que les États-Unis rétrocèdent le camp Bucca aux Irakiens n’est pas tout à fait exacte, car Basra City Logistics sera gérée par une entreprise basée à New York, pendant 40 ans. Il s’agit d’une zone franche dans laquelle les investisseurs du secteur pétrolier seront exemptés de taxes pendant 15 ans pour implanter un centre logistique du pétrole. Ils peuvent employer une main d’œuvre 100 % étrangère et rapatrier tous les profits.

On doit à Dubaï l’invention de la toute première “ville logistique”. Dubaï Logistics City (DLC) a ouvert ses portes en 2007 et a posé les bases des politiques du travail, de la citoyenneté et de la sécurité dans ce type d’endroit. Il s’agit d’une zone franche, avec un point de douane unique, une attention à la proximité port-aéroport et à la fluidité des chargements-déchargements. Dubaï Logistics city propose aux entreprises (dont ProLogis, un fonds d’investissement spécialisé dans la gestion d’entrepôts et de bâtiments logistiques) d’investir sur place et garantit 50 ans sans taxes, sans contrôle des flux financiers entrants ou sortants et sans réglementation sur le travail. À la croisée de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, DLC vante ses efforts sur la sécurité : cartes d’accès biométrique, système de sécurité, caméras de surveillance et autres technologies. Pour les travailleurs en revanche, on peut parler de “camp de travail de luxe” : les grèves et les syndicats sont interdits, la participation à l’un ou l’autre se traduisant par une expulsion définitive du pays. Les travailleurs (99% de la main d’œuvre est d’origine étrangère) ont des permis de travail temporaires et pas d’accès à la citoyenneté. Pour 800 000 Émiratis, on compte 4,5 millions de résidents. Il s’agit donc de combiner libéralisation et politique autoritaire et c’est ce qui en fait un modèle mondial, particulièrement aux États-Unis où DLC sert souvent de référence dans les projets de développement des infrastructures logistiques. Si le modèle émirati n’a pas connu de transposition complète ailleurs dans le monde, l’idée qu’on peut détacher la zone logistique de la ville dans laquelle elle se trouve a trouvé de l’écho. Les “villes logistiques” sont alors ces zones dédiées à la logistique avec des facilités économiques et des espaces plus contrôlés, plus efficaces, plus sûrs, qui existent à côté des villes et des ports historiques. En outre, des règlementations comme la CSI (Container Security Initative, cf. supra), qui pose que les douanes américaines peuvent intervenir en dehors des ports américains pour inspecter des cargos destinés aux EU, atteste de l’existence d’une nouvelle carte, reliant entre elles des enclaves sécurisées tournées vers la circulation des marchandises. Dubaï a d’ailleurs été la première ville à rejoindre l’accord CSI…

***

Certains chapitres du livre de Deborah Cowen m’ont semblé parfois frustrants, notamment celui qui porte sur le travail dans le secteur logistique, qui a fait l’objet de nombreuses recherches, beaucoup plus détaillés empiriquement, depuis la parution du livre. Et j’ai trouvé que le lien aux affaires militaires n’était pas toujours un fil de lecture tenu du début à la fin. Mais l’ouvrage reste une tentative très réussie de proposer des clés d’interprétation globales de la circulation des marchandises dans la mondialisation. L’idée que la sécurisation des chaînes logistiques implique une redéfinition de la nature des frontières est passionnante et convaincante. Pour mon travail, il apporte une perspective très intéressante : en effet, les inspecteurs de marchandises importées que j’ai rencontrés dans les ports font partie de ces gens dont l’activité est susceptible de freiner, voire d’arrêter la circulation des marchandises. Les diverses pressions qu’ils subissent pour que les flux circulent se comprennent ainsi bien mieux…

 

---

En savoir plus :

– Le livre : Deborah Cowen (2014), The Deadly Life of Logistics. Mapping Violence in Global trade. University of Minneapolis.

– Le site de l’éditeur : LIEN

– Le site personnel de Deborah Cowen : LIEN

– Sur le blog Transhumances, lire également ma recension de The Box, de Marc Levinson (2011), un livre très complémentaire de celui de D. Cowen.

– Hors-piste : le compte Instagram d’un capitaine qui photographie les levers et couchers de soleil sur les conteneurs de son bateau.

https://www.instagram.com/captain_chopra7/

---

 

1. Ce sujet est longuement abordé par Marc Levinson dans The Box, dont j’ai écrit une recension à retrouver ici. [↩]
2. Un navire sous pavillon de complaisance est un navire qui bat le pavillon d’un pays autre que le pays de propriété réelle de ce navire. Les armateurs choisissent ce pavillon pour son caractère peu contraignant, en matière de fiscalité, de sécurité du navire ou de droit du travail auquel est soumis l’équipage par exemple. [↩]
3. Source ici [↩]
4. A propos de Wal-Mart, lire le compte rendu de Wal-Mart, l’entreprise monde, de Susan Strasser et Nelson Lichtenstein, à retrouver ici. [↩]
5. Aujourd’hui, la présence de navires militaires dans la zone a renforcé la pêche illégale dans les eaux somaliennes. [↩]
6. Ce document a été renouvelé en 2018  et s’intitule désormais Best Management Practices to Deter Piracy and Enhance Maritime Security in the Red Sea, Gulf of Aden, Indian Ocean and Arabian Sea. [↩]

---

---