Régimes alimentaires et systèmes de pouvoir. À Propos de Diet for a Large Planet: Industrial Britain, Food Systems, and World Ecology, de Chris Otter
Pour le blog, je partage avec vous une recension du livre Diet for a Large Planet: Industrial Britain, Food Systems, and World Ecology (University of Chicago Press, 2020), de l’historien Chris Otter. Ce texte a paru en 2022 dans la revue Food & History (voir ici). La revue n’étant pas facilement accessible, vous trouverez ci-dessous la version en français de cette note de lecture.
* * *
Une part croissante de la population mondiale a un régime alimentaire riche en protéines animales, en blé et en sucre. Dans son livre Diet for a Large Planet…, Chris Otter s’intéresse à la manière dont ce “régime occidental” (“Western diet”) s’est constitué historiquement et à ses conséquences sociales, sanitaires et environnementales. Pour cela, il se focalise sur un pays qui, selon lui, a contribué de manière décisive à la formation de ce régime alimentaire à partir du début du 19e siècle : la Grande-Bretagne. Puissance dominant l’économie mondiale tout au long de ce siècle, elle a alors pris le contrôle d’immenses ressources alimentaires sur une grande partie de la planète, permettant de fournir à ses habitants des quantités croissantes de viande, de blé et de sucre à des prix accessibles. Synonyme d’une alimentation riche en énergie et bon marché, le régime occidental est devenu, en Grande-Bretagne, un symbole de pouvoir et de progrès, avant de se diffuser plus largement à l’échelle de la planète.
Les trois premiers chapitres du livre sont consacrés à la formation du régime alimentaire britannique. Otter s’intéresse plus particulièrement à trois denrées : la viande, le blé et le sucre. En effet, ces trois d’aliments représentaient, avec les produits laitiers, plus des trois-quarts des apports énergétiques des Britanniques au début du 20e siècle. Otter montre que les transformations majeures du régime alimentaire des Britanniques au cours du 19e siècle sont le produit de multiples actions publiques ou privées, partageant une conception commune : celle de la “philosophie de la grande planète” (p. 3). Selon cette conception, qui s’apparente moins à une doctrine cohérente qu’à une vision du monde largement partagée au sein des élites britanniques, la Terre tout entière est considérée comme une source potentielle de richesses et comme un espace d’investissement. L’affirmation de la philosophie de la grande planète s’est traduite par une marginalisation des savants ou hommes politiques prônant l’autosuffisance alimentaire et par l’adoption de mesures visant à libéraliser le commerce des denrées alimentaires, comme l’abolition des Corn Laws en 1846. Surtout, elle s’est accompagnée d’investissements massifs dans de nombreuses régions du monde, qui se sont spécialisées dans des productions agricoles destinées à être majoritairement exportées en Grande-Bretagne (Argentine pour la viande bovine, Nouvelle-Zélande pour les ovins, Canada pour le blé, etc.). Ces investissements ont notamment permis la mise au point de nouvelles races ou variétés plus productives et la construction d’infrastructures visant à assurer un transport fluide des denrées, des lieux de production jusqu’aux centres de consommation (lignes de chemin de fer, ports, bateaux et entrepôts réfrigérés, silos, etc.). Au début du 20e siècle, la Grande-Bretagne représentait ainsi à elle seule les deux-cinquièmes des importations mondiales de nourriture. Une grande partie des denrées importées était transformée sur le sol britannique, donnant naissance à de nouvelles industries : raffinage du sucre, boulangerie, biscuiterie, confiserie, chocolaterie, boissons sucrées, etc. Les aliments transformés par ces industries en sont ainsi venus à représenter une part importante de l’alimentation des Britanniques.

Carcasses congelées en cours de chargement dans le port de Buenos Aires, dans Pedro Bergé,
“La industria della carne refrigerata nella Repubblica Argentina,” Anales de la Sociedad
Rurale Argentina, 1910, vol. 45, n° 1, p. 68. Reproduit dans C. Otter, Diet for Large Planet…, p. 44.
Selon les historiens, ces évolutions ont contribué à une amélioration de la condition physique des Britanniques à partir du dernier quart du 19e siècle, ce dont témoigne la hausse de leur taille, de leur poids et de leur espérance de vie1. Otter apporte trois nuances importantes à ce constat. En premier lieu, cette amélioration n’a pas bénéficié de manière égale à tous les Britanniques, comme le rappelle le chapitre 6 du livre à propos de la viande, particulièrement prisée. Dans l’entre-deux-guerres, les ouvriers britanniques en mangeaient moins que le reste de la population. Mais les femmes en consommaient encore moins, la viande étant souvent réservée au mari dans les ménages ouvriers. C’est chez ces femmes – et leurs enfants – que persistaient les déficiences nutritionnelles les plus importantes. En second lieu, l’amélioration du régime alimentaire des Britanniques s’est faite au détriment de celui d’autres populations. Le chapitre 5 montre de manière glaçante comment la volonté de développer sur certains territoires des productions agricoles tournées vers l’approvisionnement de la Grande-Bretagne, comme le beurre et la viande bovine en Irlande ou le blé, le thé, la jute ou le coton en Inde, ont provoqué dans ces pays des famines massives, le tout sur fond de préjugés racistes. Comme le note Otter à propos de l’Inde, qui a connu plusieurs famines sévères jusqu’en 1946, “l’État britannique était préoccupé avant tout par sa propre sécurité alimentaire, veillant à ce que, comme la production alimentaire elle-même, la famine soit véritablement déplacée vers des zones périphériques, celles où vivaient les sujets les plus faibles et les plus exclus sur le plan politique” (p. 145). Enfin, en dernier lieu, l’institution progressive d’un régime riche en viande, en blé et en sucre a eu des conséquences sanitaires et environnementales importantes. L’allongement et la complexification des chaînes d’approvisionnement a généré de nouveaux risques sanitaires (comme les épizooties) et facilité les fraudes, que la mise en place d’appareils administratifs de contrôle n’est jamais parvenue à éliminer (chapitre 4).
Tout en contribuant à améliorer le statut nutritionnel des Britanniques, ce nouveau régime alimentaire a eu, sur la longue durée, des effets négatifs sur leur santé : multiplication des caries dentaires, désordres intestinaux, diabète, maladies cardiovasculaires, obésité… (chapitre 7). Il a également nécessité de transformer de vastes territoires pour les convertir à l’agriculture, au prix de la destruction de certains écosystèmes, comme les forêts néo-zélandaises (chapitre 8). Otter reprend à son compte la notion de “violence lente”2 pour décrire comment les efforts déployés pour fournir une alimentation abondante et bon marché aux Britanniques se sont traduits par des dommages cumulatifs et durables, d’abord sur les territoires exploités en dehors de la Grande-Bretagne et leurs populations, puis sur les Britanniques eux-mêmes. Cette violence lente s’est exercée également à l’encontre des animaux d’élevage, dont les conditions de vie se sont considérablement dégradées (chapitre 8).
Tout au long du livre, Otter insiste sur les dispositions durables que l’institution de ce régime alimentaire a engendrées : il a créé chez une très grande partie des Britanniques une appétence durable pour une alimentation riche en viande, en blé et en sucre. Associé à la prospérité et au progrès, ce régime s’est diffusé bien au-delà de la Grande-Bretagne. D’autres États, comme aujourd’hui la Chine, ont fait de leur capacité à fournir à leur population une alimentation riche en protéines animales et bon marché un enjeu politique majeur3. L’expansion mondiale du régime occidental se traduit donc par une démultiplication de ses conséquences sanitaires et environnementales, posant la question de la soutenabilité actuelle du système alimentaire à l’échelle mondiale. C’est l’objet du dernier chapitre du livre, consacré aux années postérieures à 1945.
Diet for a Large Planet est un livre important. Le choix opéré, consistant à se focaliser sur la Grande-Bretagne, est convaincant. Otter mentionne que les tenants de la “philosophie de la grande planète” citaient en exemples la Rome antique et les Pays-Bas, mais aucune de ces entités politiques n’a acquis à l’échelle mondiale une puissance politique, économique et militaire équivalente à celle de la Grande-Bretagne au 19e siècle. C’est sous l’impulsion de la Grande-Bretagne que s’est mis en place un système de production, de transformation et d’approvisionnement alimentaire qui a consisté à prendre le contrôle de vastes ressources agricoles sur l’ensemble de la planète, pour le principal bénéfice de la population britannique. Dès le 19e siècle, la Grande-Bretagne a ainsi jeté les bases d’une “économie alimentaire en réseau”, soit “une structure d’une extrême complexité au moyen de laquelle la nourriture circulait de son site de production vers ceux de transformation, de vente et de consommation” (p. 7). Le livre d’Otter représente ainsi un remarquable travail de synthèse, tant sur l’histoire de l’agriculture, des industries agroalimentaires, des infrastructures de stockage et de transport, des sciences des aliments et de la nutrition et des pratiques alimentaires en Grande-Bretagne, que sur l’histoire de l’Empire colonial britannique et des pays qui se sont spécialisés dans une agriculture d’exportation. Il s’appuie pour cela sur une abondante historiographie, ainsi que sur de nombreuses sources primaires (et notamment sur des revues spécialisées en économie, en science des aliments, en nutrition, etc.), très abondamment citées. L’ouvrage comporte également une riche iconographie qui aide le lecteur à mieux appréhender la matérialité des transformations décrites et de leurs effets – telles les photographies sur la famine qui aurait fait 29 millions de morts en Inde entre 1896 et 1902 (p. 143-144).

La famine en Inde. D’après J. Scott, Famine Land: Observations and Experiences in India during the Great Drought of 1899– 1900 (New York, Harper & Bros., 1904), reproduit dans C. Otter, Diet for Large Planet…, p. 144.
Ces qualités n’empêchent pas quelques réserves. Il est dommage qu’Otter n’explique pas comment il a sélectionné les sources primaires et secondaires qu’il a utilisées et leurs limites. Étant donné l’ampleur du sujet traité dans le livre, cela a certainement représenté un enjeu crucial pour l’auteur. Plus fondamentalement, l’auteur met bien en évidence le rôle des autorités publiques britanniques dans ces transformations – et notamment dans l’exploitation des ressources des territoires ou pays dominés par la Grande-Bretagne –, mais moins celui des acteurs économiques. Firmes agricoles, industries de transformation, sociétés de négoce et de transports, fabricants de matériels… de multiples entreprises et industries ont contribué à la construction du système alimentaire britannique et bénéficié de son expansion. On aurait aimé qu’Otter montre plus précisément le rôle qu’ont joué ces acteurs dans les évolutions de la politique britannique, tant au niveau de sa formulation que dans sa mise en œuvre, et dans la manière dont ils ont façonné voire dirigé certains territoires, par exemple sur le modèle des compagnies à charte en Inde4. Malgré ces quelques réserves, Diet for a Large Planet constitue une contribution majeure à l’histoire des régimes alimentaires et à la manière dont l’un d’entre eux s’est imposé à l’échelle de la planète, malgré des conséquences de plus en plus délétères, y compris pour les populations qui en ont initialement retiré des bénéfices.
- J. Humphries (2004), “Standard of Living, Quality of Life”, in C. Williams (ed.), A Companion to Nineteenth-Century Britain, Oxford, Blackwell, pp. 287-304. [↩]
- R. Nixon (2011), Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Cambridge, Mass., Harvard University Press. [↩]
- M. Schneider (2017), “Wasting the rural: Meat, manure, and the politics of agro-industrialization in contemporary China”, Geoforum, 78, pp. 89‑97. [↩]
- P. J. Stern (2011), The Company-State: Corporate Sovereignty and the Early Modern Foundation of the British Empire in India, Oxford, Oxford University Press. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marc-Olivier Déplaude (17 janvier 2025). Régimes alimentaires et systèmes de pouvoir. À Propos de Diet for a Large Planet: Industrial Britain, Food Systems, and World Ecology, de Chris Otter. L'ESTIVE. Consulté le 28 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133lk