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Dans les archives de Raymond Février #3 – Promouvoir le paiement des porcs à la qualité (1950-1960)

 

Ce billet vient clore mon exploration des archives du zootechnicien Raymond Février, spécialiste en production porcine et directeur de la première station d’expérimentation porcine de l’INRA en 1946. Dans les deux billets précédents, j’ai présenté les recherches qu’il a conduites dans les années 1945-1960 et ses activités de vulgarisation auprès du monde agricole. Durant toutes ces années, Raymond Février défend l’idée que les porcs doivent être élevés de préférence par des paysans – et non par des entrepreneurs exploitant des porcheries industrielles – et nourris principalement à partir d’aliments issus de la ferme (tubercules, orge, petit-lait…). Cette conception correspond alors largement à la manière dont sont alors élevés les porcs dans les fermes. Cependant, Raymond Février ne défend pas le statu quo : il estime que les porcs alors produits en France sont trop gras, et que les agriculteurs doivent s’appuyer sur les résultats de la science pour améliorer la qualité de leurs animaux, d’une part grâce à l’emploi de verrats sélectionnés et testés, d’autre part grâce à l’adoption de pratiques d’alimentation rationnelles.

Bien que Raymond Février estime que ces moyens sont à la portée de toutes les exploitations agricoles et ne nécessitent pas d’investissements importants (par exemple en bâtiments), ils entraînent des surcoûts. Par exemple, il souligne que si les éleveurs doivent nourrir leurs porcs principalement à partir d’aliments issus de la ferme, ils doivent également, si besoin, acheter des compléments pour équilibrer les rations (tourteaux, composés vitaminés, minéraux). L’emploi d’un verrat sélectionné et testé, même loué à un verratier, représente également un coût supplémentaire. Dès lors, il apparaît indispensable que les porcs soient payés en fonction de la qualité de leur carcasse : moins les porcs sont gras et mieux ils sont conformés, mieux ils sont prisés par les bouchers et les salaisonniers, et mieux ils doivent être payés.

La généralisation d’un tel paiement à la qualité se heurte alors à des obstacles majeurs. En effet, la production porcine étant très dispersée, les porcs sont généralement vendus dans les fermes à des marchands, qui les achètent sur pied, sans moyen d’apprécier avec certitude la qualité de la carcasse. Les écarts de prix entre les porcs sont donc très faibles, et cela n’incite pas les agriculteurs à produire des porcs plus maigres. En outre, ces intermédiaires ne veulent pas du paiement à la qualité : d’une part, cela dévaloriserait leurs savoir-faire (évaluer la valeur d’un animal vif), et d’autre part cela accroîtrait le pouvoir des abatteurs, car ce sont eux qui fixeraient les prix.

 

La grille de classement de la Commission de cotation des porcs abattus des Halles de Paris, 1953. D’après P. Zert, Le porc charcutier, CTSCCV, Paris, 1956, p. 12.

 

Dès lors, en relation étroite avec Pierre Zert – secrétaire technique du Syndicat des éleveurs de porc Large White, puis directeur du Centre technique de la salaison, de la charcuterie et des conserves de viande (CTSCCV) à partir de 1955 –, Raymond Février conduit une importante action pour promouvoir le paiement du porc à la qualité. Au début des années 1950, les deux agronomes élaborent une grille de classement des carcasses prenant en compte leur poids, l’épaisseur du gras, la conformation (taille des jambons notamment) et la qualité de la viande. Les meilleures carcasses bénéficient des appellations « Complet » ou « Belle Coupe », celles de « Lourd » et de « Gras » étant réservées aux plus dépréciées. Cette grille est adoptée par la Commission de cotation des porcs abattus des Halles de Paris, créée en mars 1953.  Les cours des porcs vifs correspondant à chacune de ces catégories sont reconstitués à partir des prix auxquels sont vendus les morceaux qui en sont issus (jambons, longe, panne, bardière, etc.) Les premières cotations publiées par la Commission montrent que les écarts de prix entre les nouvelles catégories sont bien plus importants que ceux qui étaient relevés jusque-là. Dans une communication présentée auprès de la Confédération nationale de l’élevage et publiée dans la revue Le Porc, Raymond Février explique :

« Jusqu’à présent, les différences de prix pratiqués par les acheteurs de porcs étaient modestes, et les cotations des marchés d’animaux vivants reflétaient cette situation. À la Villette, par exemple, 10 à 20 Frs seulement séparent le cours de l’extra de celui de la première. Il est en effet difficile d’apprécier un porc sur pied et de prévoir avec sûreté ce qu’il donnera à la coupe. Il est donc risqué, pour l’acheteur, d’offrir un prix élevé pour un animal qui, peut-être, se révélera médiocre. Il n’en est pas de même pour le porc abattu, qui révèle de façon bien plus certaine ses qualités et ses défauts1. »

Comme le concours de porcs abattus, dont j’ai parlé dans le premier de ces trois billets, cette nouvelle cotation a avant tout une visée pédagogique : il s’agit de convaincre les éleveurs de l’intérêt du paiement à la qualité réalisé en fonction de l’examen des carcasses, et non de celui des animaux vifs. Selon Raymond Février, le prix ne doit plus être fixé au moment où les animaux quittent la ferme pour être emmenés à l’abattoir, mais après l’abattage.

 

“Ce qu’il faut produire, ce qu’il ne faut plus produire”. D’après P. Zert, Le porc charcutier, CTSCCV, Paris, 1956, p. 13.

 

À partir de 1955, Raymond Février et Pierre Zert n’ont ainsi de cesse de promouvoir le paiement à la qualité dans leurs interventions auprès des acteurs de la filière porcine. En 1955, le CTSCCV, en collaboration avec la Confédération nationale de la charcuterie, lance une importante action pour promouvoir le paiement à la qualité en Bretagne. Cette action, que Raymond Février présente dans une allocution radiodiffusée, associe des représentants des syndicats d’élevage, des centres d’études techniques agricoles (CETA), des charcutiers, des salaisonniers, des marchands de porcs et des services agricoles départementaux2. Une action similaire est conduite dans le nord de la France, autre région grande productrice de porcs. Cette action n’est pas sans effets. Dans la région parisienne, les Bouches-du-Rhône et surtout le Finistère, des éleveurs se regroupent pour vendre leurs porcs et obtenir de leurs acheteurs qu’ils soient payés à la qualité. Dans ce dernier département,  treize syndicats créés à cette fin sont recensés en 19603. Le plus important d’entre eux, celui de l’Elorn, créé en 1956, regroupe alors 200 adhérents et vend 4 000 porcs par an au salaisonnier Géo, une entreprise implantée en région parisienne qui classe les porcs en fonction de la grille utilisée par la Commission de cotation des Halles de Paris.

Néanmoins, en 1960, le paiement des porcs à la qualité est encore une pratique marginale : les treize syndicats finistériens représentent à cette date une production de seulement 16 000 porcs charcutiers par an, soit seulement 3 % de la production du département. Outre l’opposition des marchands de porcs et de nombreux abatteurs, l’adoption du paiement à la qualité se heurtait aussi à de multiples problèmes techniques et organisationnels. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1970 qu’il s’est largement diffusé, notamment suite à la création de l’organisme Uniporc en Bretagne, doté d’un corps de classificateurs indépendant des abatteurs et des producteurs.

* * *

Les archives de Raymond Février abordent bien d’autres sujets, comme le montre cet article de Sébastien Pivoteau. Pour ma recherche, l’un des intérêts que présentent ces documents est de montrer l’évolution du regard que portent les agronomes et zootechniciens sur les porcheries industrielles dans les années 1945-1960: contrairement à la période de l’entre-deux-guerres, celles-ci ne sont plus vues comme un progrès, mais au contraire comme un problème. Pour Raymond Février, mais aussi pour d’autres experts, il faut désormais encourager le développement de la production porcine dans les fermes. Même s’ils estiment que cela doit se faire dans le cadre des exploitations traditionnelles de polyculture-élevage, ils préparent les évolutions des politiques agricoles des années 1960-1970, qui feront des paysans et de leurs organisations économiques les principaux protagonistes de l’industrialisation des productions animales.

 

  1. R. Février, « Comment peut-on abaisser le prix de revient du porc ? », 1953, Archives nationales (AN) 20170135/4 []
  2. R. Février, « Le paiement des porcs à la qualité », 1955, AN 20170135/4 []
  3. R. Riou, Étude de la production et de la commercialisation du porc en Bretagne, mémoire de fin d’études, École nationale d’agriculture de Rennes, 1960. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marc-Olivier Déplaude (21 mars 2025). Dans les archives de Raymond Février #3 – Promouvoir le paiement des porcs à la qualité (1950-1960). L'ESTIVE. Consulté le 29 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13jcu


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